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exact que les crises de notre histoire aient été sans effet sur le renouvellement de notre littérature. De la Révolution et de l’Empire est sortie l’éclosion lyrique de 1830. Nos désastres de 1870 se sont traduits, au théâtre comme dans le roman, par le naturalisme et le pessimisme de 1885. Ceux qui ne constatent pas de changement, c’est qu’ils ne regardent pas assez longtemps. Ils comptent par années, quand il faudrait compter par périodes. L’opérette du second Empire continue de se trémousser dans une France à peine échappée à l’invasion étrangère et à la guerre civile ; oui, mais c’est qu’il ne suffit pas d’une année pour transformer l’atmosphère d’une littérature : même au théâtre, on ne procède pas par changemens à vue. Cette fois encore, les fournisseurs attitrés de notre scène y reparaîtront à peu près tels que nous les avons connus : ils continueront d’y apporter les mêmes habitudes d’esprit que par le passé, — car ils sont le passé, et déjà combien lointain ! Mais derrière eux une autre génération se prépare dont l’âme intacte s’emplit silencieusement d’émotions, de spectacles, de sentimens profonds, douloureux, sublimes, riche matière d’où le temps pourra faire jaillir un art vraiment nouveau. C’est en elle que nous mettons toutes nos espérances : peut-être, dans l’histoire des lettres, portera-t-elle le nom de la « génération de 1930. »

Ne laissons pas dire que nous ne pouvons rien pour elle, excuse commode à qui ne veut rien faire. En attendant l’heure encore éloignée de son éclosion, nous pouvons tout au moins lui faire la place nette. Prétendre que nous soyons réduits à assister en spectateurs impuissans aux transformations de la littérature, faire dépendre uniquement d’un principe interne le développement des genres, c’est être dupe des mots et réaliser une abstraction. Les genres n’existent pas en eux-mêmes : ce qui existe, ce sont les idées et les sentimens de ceux qui écrivent, en accord avec les idées et les sentimens de ceux pour qui ils écrivent. Comment expliquer le mouvement artistique, si l’on néglige ce qui en est le facteur essentiel : le goût, les désirs, les aspirations, la volonté du public ? Chaque fois qu’une nouvelle forme d’art vient à se produire, elle était depuis longtemps réclamée par la société dont elle traduit le rêve, qui la portait en elle et qui la reconnaît. Les discussions théoriques en précisent l’image. Tout au moins servent-elles à consommer la ruine des formes vieillies, à débarrasser le terrain des débris qui l’encombrent et risquent d’étouffer les jeunes pousses. Dès le XVIIIe siècle, la tragédie était morte : il restait à la tuer. Ainsi en est-il pour certaines