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jusqu’à l’âme. Mais, pour peu que la grande plaine lugubre se ressuie sous les rafales du vent d’Est, ou sous le soleil éphémère et trop chaud de l’été, le paysage aquatique emprunte une pâle beauté, qui ne laisse pas que d’être touchante. Cela est dénué de ligne ou de couleur, cela manque non pas précisément de caractère, mais de ce je ne sais quoi, qui individualise tout de suite un coin de terre. Beauté plutôt intérieure, qui ne satisfait guère les yeux, mais qui réalise, pendant quelques instans, une sorte de plénitude sentimentale, toujours un peu douloureuse et mélancolique, au fond.

Parmi tous les ruisselets et toutes les lentilles d’eau, qui dorment sous l’herbe des terres marécageuses, nous avons notre rivière, l’Othain, petite rivière rustique, qui n’arrosait jusqu’ici que des lieux sans gloire et à qui la Grande guerre va donner, comme à mon Spincourt et à la plupart des villages de cette région, un lustre sanglant. Pendant la mauvaise saison, l’Othain débordé inonde les prairies, submerge les baquets des lessiveuses au bas des jardins. Un brouillard glacé s’en exhale, rampe très bas sur les cultures. Dès le printemps, la rivière baissée reprend son aspect paisible et modeste de cours d’eau campagnard, qui dessine de sages méandres géographiques dans le vert tendre des prés. Le ruban brillant s’élargit, par endroits, en trous vaseux aimés des écrevisses, et de loin en loin, comme tous ses pareils, disparaît sous un rideau de saules et de peupliers…

À cheval sur l’Othain, à l’entrée du Faubourg, il y avait, de mon temps, un vieux moulin, qui continuait à moudre, sans doute par habitude, pour obliger d’anciennes pratiques. Ce moulin et ses entours étaient, pour nous, des lieux d’enchantement. On ne nous y chassait point à coups de « ramon, » comme dans les quartiers cossus de la Chapelle et de la Rue-haut. Le meunier et la meunière étaient les vieilles gens les plus accueillantes et les plus joviales du monde. Tous deux portaient des boucles d’oreilles ; lui, de minces anneaux, où l’on n’aurait pas pu passer le bout du petit doigt, — elle, de grands cercles, larges comme des écus de cinq francs, et auxquels était enfilée une mignonne boule d’or. Quelquefois, aux fêtes carillonnées, la meunière montrait, dans l’échancrure de son fichu, un jazeron, — la croix d’or suspendue à une chaînette, que les garçons de l’ancien temps avaient coutume d’offrir à leurs