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serrées de cette soldatesque disparurent à l’horizon, comme un long serpent noir entre les squelettes des arbres dénudés.

Théodore Körner est dès lors complètement acquis à la cause. Le succès de ses poésies guerrières dans le rang de ses camarades d’armes l’a grisé, au point que la Prusse n’a plus qu’à le laisser courir, instrument aveugle entre les mains de ses protecteurs. Il était devenu le grand fournisseur du hennissement national. Qui court si vite dans la nuit sombre ? chante-t-il dans un lied célèbre en imitant le rythme de la chevauchée fantastique du Roi des Aunes. Qui court si vite dans la nuit sombre ? C’est la chasse de Lutzow, sauvage et téméraire… Bientôt dans toute l’armée, au feu du bivouac, pendant les marches et pendant l’assaut, les soldats enivrés chantaient ce chant brutal. Comme la Prusse se réclamait chaque jour davantage du peuple Spartiate, elle disait qu’à la patrie un nouveau Tyrtée était né en Théodore Körner.

Son exaspération contre les Français ne lui suffit pas. Il se retourne en même temps contre ses propres compatriotes, les Allemands du Centre et du Sud et les traite de lâches, de misérables traîtres et laquais sans honneur et sans âme, qui se cachent derrière leurs poêles et se bouchent les oreilles. « Quand viendra l’heure de notre mort sublime, vous crèverez s’écrie-t-il, en tremblant sous vos édredons. » On n’ose dire le reste…

En d’innombrables anathèmes et insultes rimées, il traîne toute cette Allemagne dans la boue. Les Allemands eux-mêmes sont assez perplexes entre leur souci constant de conserver au héros la noblesse de sa ligne et celui de dérober aux nouvelles couches ce qu’il disait sur la mollesse de leurs anciens. Le pauvre père, honteux de cette production, a atténué dans les éditions postérieures de La Lyre et l’Épée les blasphèmes et les vandalismes de son fils. C’est la période la plus violente du poète de la délivrance. Il était de ces êtres privilégiés par maints dons de la nature et prédestinés à salir sans cesse leur propre bien. Ils souillent ce qu’ils ont édifié. On part pour les aimer et ils sèment la haine. On veut les respecter et ils engendrent le mépris. Tel serait le sentiment de l’Allemagne elle-même envers son dieu, le barde Théodore Körner, si la raison d’État ne lui commandait point d’oublier toutes ses défaillances et de couvrir toutes ses tares.