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de Dresde, le comte de Gessler, qui, pressé de se concilier un milieu aimable où son action politique pouvait être utile, se glissa dans cette famille qui avait des relations nombreuses en tenant l’enfant sur les fonts baptismaux. La marraine fut Dorothée, duchesse de Courlande. C’est par ce parrain prussien, ce patriote de la Délivrance, cet ennemi naturel de la France, que Théodore devait recevoir sa première empreinte en dehors de l’influence paternelle.

Gessler était un petit homme tout en angles et en crêtes pointues qui s’agitait sans cesse en des tics nerveux d’une notoire agressivité. Son visage large et plat était couturé de cicatrices et troué comme une écumoire de marques de la petite vérole. Mais ce dernier détail pouvait passer pour négligeable en un temps où tout le monde était grêlé. Ses yeux lançaient autour de lui des feux inquiétans de sarcasme et de froide ironie. Dans la conversation comme dans sa correspondance il jouait au jeu de massacre, et son esprit évoquait des images, lui suggérait des comparaisons diaboliques et des arabesques tortueuses qui dissimulaient la méchanceté de son âme et les recoins de sa malice acerbe. Il maniait à merveille l’art de faire l’étourdi, le frivole, le gouailleur qui se gaussait de tout, alors même que sa haine contre d’invisibles ennemis bouillonnait dans sa poitrine étriquée jusqu’à l’étouffer. Nul ne savait se dominer mieux pour cacher une émotion ou une rancune et aussi pouvait-il se démener comme « un broyeur de fer » et inspirer la terreur. C’était un personnage bien sympathique.

Les historiographes du patriotisme prussien, qui veulent contre toute évidence faire Gessler blanc comme neige, disent que ces noirceurs cachaient un cœur d’or et une sensibilité exquise, mais nul n’est tenu à le croire. Néanmoins, il s’occupa assidûment de son filleul et le façonna, ainsi qu’on va le voir, à sa manière.

Théodore grandit sans frein, gâté par ses parens et sa sœur ainée. Celle-ci d’une douceur patiente devint souvent victime de sa violence précoce. Par une faveur exceptionnelle du sort, la famille, passant de longs momens chez Schiller à Weimar où Gœthe faisait également des séjours, le gamin eut le privilège de vivre ainsi dans l’intimité journalière de ces deux grands esprits et on attendait des prodiges de l’exemple