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de cette stagnation dans l’intangible, nous abandonnaient les lauriers des luttes métaphysiques et des ambitions purement spirituelles. Déjà, depuis plus d’un siècle, notre peuple, condamné à l’inaction par son morcellement, avait traîné sa vie inutile dans une sorte de léthargie, béatement enseveli dans l’édredon de ses rêveries et couché dans la misère de ses mesquineries politiques. Ses songes creux de citoyen du monde, toléré et inoffensif, l’enfonçaient chaque jour plus profondément dans la puérilité de ses chansons de nourrice. Tandis que l’élite de la nation goûtait l’indépendance et la sécurité d’une telle existence et célébrait la paix, le front dans le ciel et liés pieds dans des fleurs, les masses populaires s’accommodaient de ces étroites traditions et s’endormaient dans l’inaction. L’enthousiasme factice de nos sphères supérieures pour les idées françaises de liberté, n’était, à vrai dire, que dilettantisme et, au fond, une cause étrangère à laquelle elles ne s’intéressaient que par le fait de leur désœuvrement. Bientôt dégoûtés et désillusionnés, ces hommes retombaient dans l’indifférence politique et dans la mélancolie. Les invasions mêmes ne les dérangèrent pas dans leur quiétude. Celui dont la chemise brûlait littéralement sur le corps se lamentait bien sur le destin cruel, mais en fin de compte il l’acceptait, résigné depuis longtemps à la souffrance et à la patience devant la force brutale. »

Ce qui fut dans l’histoire un titre à la sympathie, ce je ne sais quoi d’infiniment doux et profond qui avait séduit le monde et dont le monde s’était nourri, ils le tournaient en dérision. La Prusse est venue : les voies lui avaient été préparées.

Elle s’est attaquée au particularisme qu’elle combat depuis 1813 par tous les moyens avec un zèle de propagande, sournois ou bruyant selon les occasions. Le particularisme, ce robuste sentiment si naturel et si spontané pour la province, pour ses traditions, pour son dialecte, pour un tout harmonique, la Prusse officielle le dénonce au mépris et à la suspicion publique : à l’entendre, « il apporte des fleurs et des fruits empoisonnés. » C’est-à-dire : le Prussien doit estimer « par-dessus tout au monde » sa province à lui, la Prusse, mais les autres États doivent considérer la leur comme le lambeau négligeable d’un grand corps et ne plus aimer que la « grande patrie » dont la Prusse est la tête. Cette transformation, la