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homme qui sera empereur demain, tout le monde salue humblement le soleil levant, et n’a que compassion pour le malade de Charlottenbourg, soleil en train de s’éteindre, et qui se couche dans un ciel nuageux et obscur. Comment le futur souverain ne se laisserait-il pas griser par les témoignages de soumission et de servilisme que chaque jour lui apporte ?

En les interprétant comme une invitation à s’immiscer de plus en plus dans les actes du gouvernement, il n’outrepasse pas ses droits d’héritier de la couronne. On ne peut lui reprocher de se préparer à régner, puisque la place qu’occupe son père sera bientôt vacante.

Mais, en ces sortes de choses, il y a la manière, et celle du jeune Guillaume est détestable. Il ne perd aucune occasion de désapprouver les actes impériaux ; il fait profession de leur être hostile ; il les critique publiquement, s’ils sont en contradiction avec la volonté du chancelier, envers lequel il témoigne d’une affection enthousiaste, offensante pour son père, car, envers celui-ci, il semble n’avoir que de la pitié, une pitié qui se manifeste sous une forme dédaigneuse ; il s’impatiente de ne pas voir disparaître celui qui en est l’objet.

Le 1er avril, anniversaire de la naissance du prince de Bismarck, il va de bonne heure lui porter ses souhaits, et, par un raffinement de flatterie, il s’invite à dîner pour le soir. A la fin du repas, il lève son verre et prend la parole.

« L’Empire, dit-il, est comme un corps d’armée qui aurait perdu son chef sur le champ de bataille et qui verrait son nouveau commandant grièvement blessé. Dans une passe aussi critique, les cœurs des quarante-six millions d’Allemands ne peuvent que se tourner avec espoir vers le drapeau et le porte-drapeau en lequel ils ont placé toute leur confiance. Le porte-drapeau est notre illustre, notre grand chancelier. Qu’il nous conduise ! Nous le suivrons ! Puisse-t-il vivre longtemps ! »

Ce speech n’était pas destiné à la publicité ; c’est l’indiscret Maurice Busch qui nous l’a conservé. Mais de quelle inconscience témoignent ses paroles, de quel oubli des convenances et du devoir filial ! En consacrant ainsi l’omnipotence du chancelier, en le proclamant nécessaire au salut de l’Empire, Guillaume dénonçait l’impuissance de son père et se faisait le complice de ceux qui, à l’exemple d’Herbert de Bismarck, représentaient