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lendemain. Il désirait s’entretenir avec eux avant de rentrer à Berlin.

La veille de ce jour, le chancelier reçut plusieurs membres du corps diplomatique, venus pour lui apporter leurs condoléances à propos de la mort de l’Empereur. L’ambassadeur de France, M. Jules Herbette, le trouva souffrant, étendu sur une chaise longue, mais constata une bienveillance de parole presque exceptionnelle et une verbosité abondante. Après un échange, de politesses, le chancelier se lança dans un discours qui mérite d’être acquis à l’histoire, ne serait-ce que parce qu’il démontre que, sous le règne qui commençait, il espérait être aussi fort qu’il l’avait été sous celui qui venait de finir :

— Je constate une fois de plus, dit-il, combien il est difficile surtout à un homme malade comme moi de se consacrer aux devoirs de la Cour en même temps qu’aux grandes affaires de son pays. Depuis trois jours, je suis sur pied et cela augmente l’enflure des jambes dont je souffre au-dessous des genoux. Si mon nouveau maître devait être trop exigeant, je ne pourrais y suffire. Il a aujourd’hui une fantaisie assez bizarre. Comme les médecins lui défendent de s’occuper d’affaires au-delà d’une certaine heure, il désire voir demain ses ministres, non pas à Charlottenbourg, mais à Leipsig. Ce sera pour moi une grande fatigue, mais je ne m’y soustrairai pas, de peur qu’il n’y ait quelque friction entre le nouveau maître et quelques-uns des ministres qu’il ou qu’elle n’aime pas.

C’était dit sur ce ton de familiarité qu’il prenait volontiers quand il était en veine de confidences, ou voulait convaincre son interlocuteur qu’il n’avait pas de secrets pour lui. Il reprit ensuite d’un accent plus grave :

— En réalité, nous entrons dans un règne ou plutôt dans un interrègne féminin de quelques mois. Au fur et à mesure que le kronprinz s’est affaibli, il a abdiqué toute indépendance. Je ne saurais admettre cependant la dislocation du Cabinet que je préside. J’aimerais mieux me retirer avec mes amis. Déjà l’avènement de la princesse Victoria grise les Anglais. Ils me pressent de changer d’attitude dans la question bulgare et de lâcher les Russes. Je n’y consentirai jamais ; ce serait une trahison. Je travaille sincèrement et utilement au maintien de la paix. On m’accuse parfois d’être un poids qui étouffe l’Europe. J’ai plutôt conscience d’être un éventail qui la fait respirer. Ce