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passerait pas la journée ; vers le soir, on disait qu’il était mort ; plusieurs membres du corps diplomatique communiquaient la nouvelle à leur gouvernement. Elle fut d’ailleurs démentie presque aussitôt par les familiers du palais. On sut par eux qu’à neuf heures, l’Empereur était encore vivant. Ils racontaient même qu’il n’avait pas perdu connaissance et conservait aux approches du trépas assez de lucidité pour avoir pu s’occuper des affaires de l’Empire. Il avait signé deux ordonnances que lui présentait le prince de Bismarck : l’une prorogeant la session du Reichstag, la seconde déléguant provisoirement à son petit-fils, le prince Guillaume, quelques attributions exécutives qui lui étaient promises depuis longtemps et qui lui permettraient de pourvoir à certaines nécessités gouvernementales urgentes, si le kronprinz Frédéric, non encore revenu de San Remo, y était retenu par l’état de sa santé. On ajoutait qu’en donnant à son petit-fils cette marque d’affection et de confiance, l’Empereur lui avait fait entendre les plus sages conseils en vue de son règne qu’il jugeait prochain, la maladie de l’héritier présomptif de la Couronne faisant craindre qu’il ne la portât que peu de jours. Il lui avait particulièrement recommandé de rester en bons rapports avec l’empereur de Russie.

Enfin, le mourant avait encore témoigné de son énergie morale et de sa sollicitude paternelle en ordonnant au chancelier de rappeler immédiatement le prince impérial, non qu’il espérât vivre assez pour le revoir, mais parce qu’il jugeait nécessaire que ce malheureux malade fût mis à même de recueillir effectivement sa succession, s’il le pouvait, aussitôt que le trône serait vacant[1].

Ces détails, qu’on se répétait anxieusement, augmentaient l’émotion générale, et les gens ne pouvaient retenir leurs larmes en apprenant qu’à plusieurs reprises, on avait entendu le vieux souverain évoquer d’une voix expirante l’image de son fils absent et voué à une mort prochaine.

— Pauvre Fritz ! Pauvre Fritz ! murmurait-il.

  1. A propos de ce rappel, on a raconté que Bismarck le signifia au kronprinz dans un télégramme d’une brutalité révoltante. Mais il n’existerait de ce fait, à ma connaissance, aucune preuve positive, si ce n’est le récit verbal d’un diplomate qui prétendait en tenir le détail de l’impératrice Frédéric. J’en parlerai à la fin de ce récit.