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être d’une nature de fer pour accomplir de telles entreprises ; il faut, dans l’intérêt du but, rester sourd à la compassion. » Rome a péché aussi en se montrant trop bonne, surtout envers le misérable peuple grec. Ce philhellénisme dans lequel entrent à la fois le respect pour les gloires de la Grèce et la pitié pour ses malheurs, est une des faiblesses que Mommsen a le plus de peine à tolérer chez les hommes d’Etat latins. La tentative de Flamininus pour rendre la liberté aux cités helléniques lui semble une fantaisie chimérique on ne peut plus dangereuse. Certains historiens ont cru y démêler une manœuvre pour diviser les Grecs : « absurde invention de philologues s’érigeant en politiques, » dit aimablement Mommsen. Non, Flamininus a été sincère, les Romains ont été sincères, et là est leur crime. Mommsen, qui les aurait loués d’une perfidie, ne peut admettre leur générosité. Heureusement, c’est un chagrin qu’ils lui donnent rarement. D’habitude, ils exercent toutes les « rigueurs nécessaires, » et même quelques-unes de superflues ; ils étouffent tous les fermens de révolte, ce que Mommsen nomme, par juin charmant euphémisme, « obéir aux besoins de la justice romaine. » La justice sans épithète vaudrait mieux, mais elle n’est bonne que pour les faibles.

Ce n’est pas à dire que Mommsen conseille aux forts de faire ostentation de leur dureté. Ils peuvent être barbares, mais ils ne doivent pas s’afficher comme tels. Sylla a manqué à cette règle d’hypocrisie nécessaire. « Il n’a pas seulement assis sa domination sur les plus terribles abus de la force ; il a, dans le cynisme de sa franchise, affecté d’appeler les choses par leur nom. Il a ainsi gâté sa cause sans remède dans l’opinion des faibles de cœur. C’est une grande faute en politique d’étaler à tel point le mépris de tout sentiment humain. » Il est plus adroit d’ouater son autorité de bienveillance, tout en prenant soin d’en faire sentir, de temps à autre, l’armature solide. César parait bien avoir possédé dans la perfection cet art difficile. Mommsen reproduit avec enthousiasme ses paroles aux Alexandrins révoltés et vaincus : « Il leur montre leur cité ravagée par la guerre, leurs riches magasins à blés, leur bibliothèque, une des merveilles du monde, et tous leurs grands édifices détruits lors de l’incendie de la flotte ; il leur ordonne de ne songer désormais qu’à cultiver les arts de la paix et qu’à panser les blessures qu’ils se sont faites. « L’admirable discours