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Cette disposition se trahit sans fausse honte dans ce que Mommsen écrit à propos de la Ligue Achéenne. Lorsque la Ligue repousse fièrement l’intervention de Rome dans les affaires de la Grèce, en répondant : « Pourquoi vous occupez-vous de Messène ? est-ce que nous nous occupons de Capoue ? » Mommsen juge ce défi « impertinent, » parce que les Achéens ne sont pas assez puissans pour le maintenir avec chances de succès. « Rien de plus beau que le courage, dit-il sarcastiquement, — quand l’homme et la cause ne sont pas ridicules ! Certes, dans la haine des Grecs contre tout protectorat, il y avait bien au fond quelques nobles sentimens. N’importe ! tous ces grands airs patriotiques des Achéens ne sont, devant l’histoire, que sottise et grimace. » Je ne sais plus quel personnage de comédie prétendait qu’on devait être au moins millionnaire pour avoir le droit d’être honnête homme : de même, aux yeux de Mommsen et de ses concitoyens, il faut avoir des milliers et des milliers de soldats pour se payer le luxe de parler d’honneur et d’indépendance. Les petits peuples, loin d’être à plaindre, sont « ridicules » quand ils se mêlent, sans avoir de ressources matérielles suffisantes, de défendre leur liberté : ridicules, les Athéniens du temps de Démosthène et les Achéens du temps de Lycortas ; ridicules, les Serbes et les Belges.

Nous voici ramenés à cette adoration de la force que nous avons constatée dans les opinions de Mommsen sur le gouvernement intérieur des Etals, et qui se manifeste également dans ses sentimens en matière de politique internationale. On ne peut citer ici tous les endroits où elle apparaît : il y en a trop. D’un bout à l’autre de son livre, en déroulant le long récit des victoires, des conquêtes et des rigueurs de Rome, Mommsen laisse percer le plaisir qu’il prend à voir ce peuple qui sait si bien user de toute sa puissance pour l’asservissement des faibles, sans attendrissemens ni scrupules. Il est de cœur avec les Romains, non seulement parce qu’ils sont braves ou parce qu’ils sont disciplinés, mais plus encore peut-être parce qu’ils sont résolus à être les maîtres, et à faire tout ce qu’il faut pour cela. Il les aime de ne pas se confondre avec ceux « pour qui la morale est en politique autre chose qu’un vain mot ; » il les aime d’oser, — lorsqu’ils réclament, par exemple, l’extradition d’Hannibal, — « mettre de côté la politique de sentiment ; »