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une condition nécessaire pour exalter les aspirations de la race. « Il n’appartient qu’à un État centralisé d’éprouver des passions puissantes et de poursuivre l’extension méthodique de son territoire. » Il y a des races qui rêvent de s’unir tranquillement, harmonieusement, sans menacer les autres, sans rien désirer que de jouir de leur fraternité enfin reconquise. Ce n’est pas sur ce modèle idyllique que Mommsen conçoit la formation des nationalités. Qu’il parle des villes latines absorbées par Rome, ou qu’il songe aux principautés germaniques englobées par l’empire allemand, la concentration ne lui apparaît que comme la préface de la conquête extérieure : ce qu’il prêche, c’est l’unité, mais l’unité dans la lutte et pour la lutte.

Bien entendu, la nation ainsi formée aura d’elle-même une conscience jalouse, intransigeante, fanatique. Mommsen est de ceux qui arriveraient presque à rendre odieuse la sainte vertu du patriotisme parce qu’ils la confondent avec ce qui n’en est que la grossière caricature, de ceux qui imaginent, entre la patrie et l’humanité, je ne sais quelle antithèse sacrilège qui, par bonheur, n’existe pas. Il le dit à propos de la culture grecque, de celle que les anciens appelaient du beau nom d’humanitas, et qu’il accuse d’avoir tué l’esprit national du Latium. Il l’insinue encore dans un curieux parallèle entre le druidisme et la religion catholique. « La Gaule n’était plus loin d’être un État d’Eglise, avec son pape et ses conciles, ses immunités, ses excommunications et ses tribunaux spirituels. Seulement, à la différence de l’Eglise moderne, loin de se mettre en dehors de la nation, la constitution druidique restait profondément nationale. « Nul doute que pour Mommsen la différence ne soit à l’entier avantage de la religion druidique : Teutatès, comme le « vieux Dieu » allemand, est le Dieu d’un seul peuple ; Jésus a le tort d’être le Dieu de tous les hommes ! Cette conception du patriotisme, conception étroite et impie, est bien celle qui sévit de l’autre côté du Rhin ; ce n’est pas la nôtre, grâce au Ciel ! La nôtre se résume dans les beaux vers de Sully Prudhomme :


Je tiens de ma patrie un cœur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain ;


plus éloquemment encore, elle s’exprime à l’heure actuelle par le sacrifice de tant de braves gens qui meurent sans renier la