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contraire d’un paladin aventureux. Il se trompe sur l’inaptitude des Gaulois à l’organisation politique : n’y a-t-il pas quelque paradoxe à refuser ce don au peuple qui, le premier avec l’Angleterre, dans l’Europe moderne, est arrivé à former un État uni et centralisé, alors que les autres se débattaient dans le chaos ? Il se trompe enfin sur la vraie nature de notre mentalité : il n’en voit que l’extérieur, comme beaucoup d’étrangers du reste ; ce qu’il y a de mobile et de léger à la surface, il croit que c’est toute l’âme celte ; le dessus brillant, la « mousse, » lui cache les vertus solides et sérieuses que notre race possède tout au fond d’elle-même, — qu’elle oublie parfois un peu trop de montrer, — mais qu’elle retrouve, grâce à Dieu, le jour où elle en a besoin. Mommsen a ici la vue faussée par cette insuffisance de pénétration psychologique dont nous avons parlé, et aussi par son désir de trouver à critiquer dans un peuple qu’il n’aime pas.

Cette antipathie se traduit encore, d’une manière plus indirecte, par le dédain qu’il témoigne à la littérature latine : comme on l’a si bien dit, « en la frappant, c’est nous qu’il croit atteindre. » Convaincu, non sans raison, que les classiques français sont les continuateurs directs des écrivains de Rome, il est très sévère pour ceux-ci, et surtout pour ceux qui ont excité chez nous la plus vive et la plus constante admiration, pour Cicéron et pour Virgile. Il place l’Enéide au même niveau que la Henriade, et quant à Cicéron, il l’exécute avec une verve féroce, le réduisant à n’être qu’un avocat, un médiocre avocat, dépourvu de conviction et de passion, ou encore un feuilletoniste, « une nature de journaliste dans le pire sens du mot. » À la littérature latine prise dans son ensemble, il en veut de n’être pas originale : jamais elle n’a eu « la fraîcheur de la nationalité ; » elle n’est qu’une production « de serre chaude, » aussi éloignée de celle des Grecs « qu’une orangerie d’Allemagne peut l’être d’une forêt d’orangers de pleine terre en Sicile. » Ici encore, on pourrait se demander si Mommsen n’est pas dupe des apparences : il serait aisé de lui prouver que les écrivains romains ont été bien plus préoccupés qu’il ne le pense des choses de leur pays, et par suite bien plus personnels ; l’Enéide, tout imitée qu’elle est dans la forme de l’Iliade et de l’Odyssée, n’en est pas moins par son esprit une œuvre éminemment nationale. Mais Mommsen tient à immoler, en fait