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de deux mentalités nationales. Mommsen, très capable de « construction » psychologique, l’est beaucoup moins de « divination ; » et, comme la plupart des gens, ce qu’il ne sait pas faire, il le déclare inutile, insignifiant, inexistant.

De là provient le mépris qu’il affiche, par réaction contre la génération romantique, pour les traditions légendaires. « Elles ressemblent, dit-il, à ces feuilles si desséchées, que nous avons peine à croire qu’elles aient jamais pu être vertes. Ne perdons point notre temps à écouter le bruit du vent qui les soulève. » Les plus célèbres de toutes, celles qui ont laissé dans la mémoire du peuple romain la plus durable empreinte, lui semblent des puérilités superflues. Le récit de la trahison de Tarpéia n’est qu’un « agréable roman, » et, pour éliminer la légende de Brutus, il lui suffit de noter qu’elle contredit je ne sais quel article de la constitution ancienne de Rome. Que veut-il donc qu’on étudie à la place de ces mythes pour atteindre la plus antique culture des Latins ? leurs « institutions pratiques dans les matières du droit, » leurs rites religieux, leur « économie domestique et agricole. » Fort bien ; ces élémens en quelque sorte matériels de la civilisation sont gros de renseignemens sur l’état d’un peuple : mais ses croyances fabuleuses ne le font-elles pas connaître dans son fonds le plus intime ? n’ont-elles pas été, à la fois, le produit de ses facultés créatrices et l’aliment premier de son intelligence et de son imagination ? Au lieu de les écarter du pied, sous prétexte que leur contenu historique est trop mince ou trop défiguré, n’est-il pas plus sage de les recueillir pieusement, de les interpréter, non pas comme des documens de faits, mais, ce qui est bien plus précieux, comme des documens d’âmes ? C’est ainsi que les a prises Renan ; c’est ainsi que les prennent les historiens modernes, anglais et français, de l’école anthropologique. On connaît assez le parti qu’un Tylor ou un Frazer ont su tirer des mythes : ils en déduisent maintes hypothèses, parfois aventureuses, mais en tout cas suggestives ; l’étude attentive des légendes les mène à retrouver quelque chose de très délicat et d’infiniment respectable, les balbutiemens rudimentaires de la conscience et de la pensée humaines. Avec moins d’impatience ou d’intransigeance, Mommsen aurait pu faire une œuvre analogue ; pour lui aussi, les « feuilles desséchées » auraient pu reverdir en une somptueuse frondaison, s’il ne les avait systématiquement rejetées.