étreinte les réalités tangibles, autant celles du monde moral, plus déliées et fuyantes, échappent à la grossièreté de leur toucher. Ils ont beaucoup plus « l’esprit de géométrie » que « l’esprit de finesse. » Il y a un peu de ce vice chez Mommsen. Non qu’il ne soit aucunement psychologue : qui ne se rappelle les beaux portraits qu’il a tracés des Gracques, de Sylla, de Pompée, de César, portraits vigoureusement enlevés, hauts en couleur, donnant l’impression de la vie ? Mais prenons bien garde que ce sont des portraits d’individus supérieurs, relativement modernes, sur qui les renseignemens abondent, et dans l’âme desquels un écrivain du XIXe siècle peut entrer sans trop de peine. Au contraire, s’il s’agit de personnages plus anciens, et surtout de masses d’hommes plus anciennes, plus « primitives, » plus différentes de nous, on peut craindre que son tact psychologique ne soit un peu court. Il fait revivre avec force les états d’âme où dominent l’intelligence, la volonté, la passion consciente et sûre d’elle-même : mais la vie mentale des foules et des simples, cette vie confuse et voilée, et pourtant si riche, la vie de l’impulsion instinctive et de l’émotion subconsciente, dirons-nous qu’il ne la pénètre pas ? La vérité est qu’il ne s’y intéresse pas. Ecoutons ce que dit un autre historien, bien français celui-là, et psychologue infiniment subtil : « La recherche des origines suppose un esprit philosophique, une vive intuition de ce qui est certain, probable ou plausible, un sentiment profond de la vie et de ses métamorphoses, un art particulier pour tirer des rares textes que l’on possède tout ce qu’ils renferment en fait de révélations sur des situations psychologiques fort éloignées de nous… L’intelligence des états obscurs, antérieurs à la réflexion claire, est la conquête intellectuelle du XIXe siècle. » C’est Renan qui explique ainsi pour quelle raison, après avoir conduit son Histoire des origines du Christianisme jusqu’à la complète formation de l’Eglise, il l’interrompt lorsque l’Eglise est devenue un tout nettement organisé, conscient de soi, évoluant en pleine lumière. Voilà ce que Mommsen n’aurait certes pas écrit, et voilà ce qu’il n’a jamais pu comprendre. « Mais pourquoi, disait-il avec impatience, pourquoi Renan abandonne-t-il l’histoire du Christianisme au moment où elle cesse d’être mystérieuse ? » Cette boutade atteste bien la différence de deux méthodes, ou plutôt, comme eût dit Sainte-Beuve, de deux « familles d’esprits, » peut-être
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