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Est-il besoin de déclarer qu’il n’entre dans notre pensée aucun dessein de dénigrement systématique envers lui ? Ses compatriotes nous ont fait beaucoup de mal ; lui-même, il y a quarante-quatre ans, a déversé, sur cette France qui l’avait si bien accueilli, les plus basses et les plus haineuses calomnies, et, s’il vivait encore, on peut penser qu’il aurait signé d’un cœur allègre le manifeste des quatre-vingt-treize intellectuels : ce n’est pas une raison pour que nous nous jugions autorisés à rabaisser son talent. Il vaut mieux laisser à nos ennemis le privilège de cette intransigeance déloyale. On peut, en France, haïr sans cesser d’être juste. Nous reconnaissons donc toute la valeur de Mommsen, l’infatigable énergie de son labeur, la sûreté presque infaillible de sa documentation, sa compétence dans les branches les plus diverses de la science historique, l’originalité pénétrante de ses vues, l’âpre vigueur de son style. Nous savons, mieux que personne, qu’il n’est pas de question d’histoire romaine sur laquelle on ne doive le consulter avant tout autre. Et nous souscrivons volontiers aux éloges que lui ont décernés, chez nous, les spécialistes les plus qualifiés. Avec l’un d’eux, nous voyons en lui « la plus haute autorité philologique de l’Allemagne. » Nous ne refusons pas de le saluer, avec un autre, comme « un fondateur d’empire, l’imperator unicus de cette science du monde romain qu’il a soumise, pour sa gloire et celle de sa nation, à l’hégémonie allemande. » Mais n’est-ce pas une raison de plus pour examiner en quel sens s’est déployée cette action dont nous sommes loin de méconnaître la profondeur ? Toute « hégémonie, » et en particulier toute « hégémonie allemande, » n’est pas toujours et partout bienfaisante : il se pourrait que, tout en étant pour les historiens de métier un guide incomparable, Mommsen eut travaillé pour sa part à répandre dans l’esprit public en général quelques-unes des notions essentiellement germaniques dont nous sentons aujourd’hui la dure étreinte. L’historien, en lui, se double d’un polémiste passionné ; souvent, le récit du passé lui sert à prêcher, pour le présent, des doctrines auxquelles il tient de toute son âme. Nous avons donc bien le droit, sans incriminer ses découvertes ou ses opinions historiques, de scruter les conceptions morales et sociales qu’il y a mêlées. Plus il a été puissant comme savant, plus la philosophie politique qui se dégage, de ses livres a fait de bruit et de besogne,