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Leroux. Ah ! que nous voilà loin d’Astarté ! Comme elle nous élève, cette guerre, et comme elle nous purifie !

Defunctus adhuc loguitur. Il fait mieux que parler, il chante, et plus haut que tous les vivans, le mort héroïque, oui le nôtre, à nous musiciens, que fut Albéric Magnard. L’heure est passée où l’on pouvait discuter la question de savoir s’il était ou non, par l’ensemble de son œuvre, « un maître de l’école française. » L’auteur d’une seule, ancienne et superbe chanson, d’un Rhin allemand[1] dont nous ne savons pas la date et dont nous ignorions jusqu’ici l’existence, devient, pour aujourd’hui, l’un des maîtres, non seulement de la musique, mais de l’âme de la France. De son âme, et de sa raison aussi. Double est la beauté de ce chant. Il est d’abord une composition régulière, ordonnée et classique. Il est encore, peut-être davantage, une effusion brûlante. Pour reprendre les mots de Barrès, il possède au plus haut degré « la spontanéité du cœur, » ou plutôt c’est de là qu’il procède, qu’il jaillit. Et le premier jet en est comparable au fameux et caractéristique début de la Marseillaise. Elles aussi, les premières notes de ce Rhin allemand, c’est de bas en haut qu’elles s’élancent, c’est sur le premier temps qu’elles frappent et, pour être du mode mineur, comme toute la chanson du reste, l’ictus et l’arsis n’en ont pas moins de puissance. Sans relâche, sans défaillance, un souffle unique enflamme chaque strophe jusqu’à la fin. Que dis-je, aucune strophe, la dernière exceptée, ne finit. Sur la dominante, chacune s’arrête, un moment à peine. Suspendue, sans pour cela qu’elle soit inachevée, elle s’enchaîne aussitôt avec la strophe suivante, et toutes forment ainsi comme un courant, ou plutôt un torrent continu, mais non pas monotone, grâce à la véritable symphonie pour piano qui non seulement accompagne le chant, mais, sans l’altérer jamais, le renouvelle toujours. Sous les deux premiers couplets, c’est le fracas des armes, la charge, les sonneries haletantes et les galops enragés (Les pieds de nos chevaux marqués dans votre sang.) Ensuite voici des éclats et comme des hachures de la Marseillaise. D’elles-mêmes, la mélodie nationale et l’autre s’accordent, se trouvent naturellement sœurs par l’enthousiasme et le transport sacré. Plus loin encore, quand la poésie en appelle, pour témoigner de nos victoires, aux jeunes filles d’Allemagne, (Elles nous ont versé votre petit vin blanc), l’orchestre, car vraiment c’en est un, s’égaie et rit. Sur le motif de la chanson, il jette, il pique une fugue

  1. Choudens, éditeur, à Paris.