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j’avais vu jusqu’ici : jambes cagneuses, épaules voûtées, corps malingres, bref toutes les variétés du déchet humain.

Où sont les magnifiques prisonniers de la Garde que nous faisions dans la région de Reims ? De solides gaillards, vigoureux, bien plantés, donnant la pleine impression de la jeunesse et de la force !


27 février. — La bataille des Hurlus continue sur notre gauche. Ce matin, pendant que nous galopons sur les hauteurs du Mont-Yvron, nous entendons le fracas de la canonnade toute proche. Par Maffrécourt, on atteint ces hauteurs qui se déploient en arc de cercle. Le sol y est sec. Au lieu de l’Argonne fangeuse et boueuse, c’est déjà le terrain crayeux de Champagne. On domine, du côté Nord, le village et le château de Hans, où Attila et Brunswick s’arrêtèrent, ainsi que le rappelle une inscription. Au Sud, c’est le village et la colline de Valmy, sur laquelle se dresse la colonne commémorative de la bataille. Elle a grand air, cette colonne, très visible de tous les points de l’horizon. Le cœur de Kellermann s’y trouve, et l’on a gravé sur la pierre la phrase célèbre de Goethe : « De ce lieu, de ce jour date une ère nouvelle de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. »

Nous sommes sur le terrain même où se livra cette bataille, qui marque un grand événement historique, beaucoup plus qu’un grand événement militaire.

L’armée de Brunswick ayant forcé les défilés de l’Argonne (ces Thermopyles de la France, comme le disait sans trop d’exactitude Dumouriez), faisait face à l’Allemagne et tournait le dos à Paris. C’était tout le contraire pour l’armée de Kellermann. Tout se borna en somme à une violente canonnade. Décontenancé par l’aspect martial et la fière attitude des troupes révolutionnaires qu’il s’attendait à mettre en fuite dès les premiers boulets, Brunswick n’osa pas poursuivre la lutte. Dans cette auberge de la Lune (grande route de Sainte-Menehould à Châlons), où ils passèrent la nuit qui suivit la bataille, Gœthe a raconté le découragement qui s’empara des chefs de cette armée. Il pleuvait depuis huit jours. Les bagages s’étaient perdus dans les boues. Un gîte détestable et un souper absent. La tâche de forcer la France révolutionnaire leur apparut comme une entreprise de plus en plus hasardeuse…