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a pas jusqu’à l’ancien nom du bateau que l’on n’ait résolu d’effacer : mais tenez, lisez-le là-bas, sur cette bouée de sauvetage ! c’est le Gronau ! »

Soudain, pendant que nous attendions d’être interrogés, l’un des jeunes officiers agita une sonnette ; et dès l’instant suivant notre bateau se remit en marche. Mais voilà que presque en même temps, le terrible fracas d’une explosion, bientôt suivie d’une seconde, faillit nous faire tomber à la renverse.

— Au nom du ciel, qu’est-ce qu’ils font-encore ? balbutia Lida, qui n’avait pas cessé de se serrer tendrement contre mon épaule.

— Ce sont ces Allemands qui font feu sur l’Indui ! répondis-je à mi-voix. Les scélérats veulent le faire couler, pour cacher leur crime. Allons, ma petite chérie, ne perds point courage ! Je serais trop désolé si ces brutes d’Allemands avaient le plaisir de voir pleurer une femme anglaise !

Cependant nos vainqueurs avaient encore tiré six autres coups de canon, après quoi ils remplirent l’air de leurs cris de triomphe. Ils avaient réussi à couler la petite goélette de bois au prix de huit obus de gros calibre ! Les indigènes capturés avec nous continuaient à gémir pitoyablement : mais tous mes compagnons et moi-même échangions des regards résignés, en haussant les épaules. Déjà notre première frayeur s’était passée, et déjà, surtout, nous commencions à nous sentir le cœur plein d’un profond mépris pour les Allemands.


Bientôt les prisonniers anglais voient apparaître sur le pont et s’avancer vers eux, en compagnie d’un groupe de jeunes officiers, le véritable chef du paquebot « militarisé. » Le commandant von Oppel est un homme d’environ cinquante-cinq ans, haut et maigre, avec des yeux d’un bleu pâle, un nez d’oiseau de proie, un menton nettement découpé, et une longue moustache vernie aux pointes hardiment relevées. « Flanqué de ses satellites, il marcha jusqu’au rebord du pont d’un pas vif et régulier, comme un automate mû par un ressort, puis tourna comme sur un pivot, et promena sur nous son regard de métal. » En vain les infortunés fugitifs de Samoa se risquent timidement à alléguer, eux aussi, leur prétendue nationalité américaine : le commandant von Oppel les menace simplement de leur appliquer l’article du code militaire prussien qui punit de mort ce genre de mensonges.

— Sachez, leur dit-il, que nous n’ignorons rien de ce qui vous concerne ! Les moindres détails de votre existence à Samoa et de votre fuite d’hier me sont connus. Je pourrais vous faire tous fusiller, si cela me plaisait ; et croyez bien que, si je vous épargne la vie pour l’instant, c’est uniquement parce que vous êtes des gaillards solides, et que l’Allemagne a de l’ouvrage en réserve pour des hommes de votre sorte !