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pouvons écrire sur le papier en alignant beaucoup de zéros à la suite d’un premier chiffre, notre imagination ne peut en mesurer l’étendue. Mais, si colossale qu’elle soit, elle n’est rien au prix de l’immense flot de douleur qui s’est déversé sur le monde.

N’insistons pas. Ce crime pèsera sur la conscience, — au-cas où ils auraient une conscience, — de ceux qui en furent, de loin ou de près, les instigateurs.

Cependant il ne faut pas se laisser emporter par une indignation d’ailleurs parfaitement légitime, mais plutôt se demander si, au point de vue économique, la perte est irréparable, comme elle l’est au point de vue sentimental.

On connaît le mot cynique de Napoléon, contemplant, au soir d’une bataille, le champ de carnage où s’était exercé son génie militaire : « Une nuit de Paris réparera tout cela ! » Parole impie assurément, mais, dans une certaine mesure, vraie. Et, en effet, la Nature est d’une assez puissante fécondité pour remédier rapidement à ces grands désastres. Si les naissances étaient aussi nombreuses qu’elles pourraient l’être de par notre constitution physiologique, si les volontés conjugales, par leurs méprisables économies, ne venaient pas mettre d’odieux obstacles à la génération, alors une ou deux années suffiraient, non pour apaiser des douleurs inapaisables, mais pour précipiter dans la vie de nouvelles existences humaines, aussi abondantes que les existences sacrifiées.

A vrai dire, cette consolation, si c’est une consolation, n’est justifiée qu’en apparence. En effet, dans les batailles, dans les guerres, ce sont les plus braves soldats, qui succombent. Il y a sélection, mais sélection à rebours. Ce ne sont ni les médiocres, ni les pires, mais les meilleurs qui tombent. Ceux qui ont péri étaient plus héros encore que les héros qui ont survécu. C’est comme si un ange exterminateur avait choisi, pour les anéantir, parmi les jeunes hommes de l’Europe âgés de vingt a quarante ans, ceux qui ont le corps le plus sain et l’âme la plus vaillante. C’est l’élite de vingt générations qui fut sacrifiée. Voilà le cruel : voilà l’irréparable.


Ceux qui disparaissent ne sont pas à plaindre. Ils sont pieusement morts pour la patrie. Ils n’ont pas eu pendant des heures les supplices d’une longue agonie qui torture, ni