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ne sera plus là pour formuler quelque regret. Alors, rien non plus n’est à craindre.

Ainsi, de quelque manière que l’on raisonne, soit comme Lucrèce, soit comme Mahomet et les Pères de l’Eglise, on peut regarder la mort en face, et sans trembler.


Pourtant la Nature a fixé chez tous les êtres vivans une idée maîtresse, presque irrésistible : c’est l’horreur de la mort.

Il semble en effet que les êtres animés aient tous une tâche à accomplir, qui est de vivre, de croître, et de se multiplier à la surface de notre humble planète. Des myriades d’êtres respirent et ont respiré sans paraître avoir eu d’autre destination que de respirer le plus longtemps possible, en dépit des forces antagonistes, et des ennemis innombrables. Cette perpétuité de vie n’a pu se prolonger à travers les âges que parce que tout être vivant était possédé par l’amour de la vie, amour instinctif, tenace, intangible, qui précède tous les sentimens et qui survit à toutes les émotions, qui domine toutes les volontés, qui efface tous les désirs, qui débute avec le premier vagissement du nouveau-né et ne s’achève qu’avec le dernier soupir du moribond.

Pour combattre cet inflexible appétit de vie, les raisonnemens, même les plus ingénieux, seront à peu près sans force. Nous ne pouvons guère imaginer une société dans laquelle, par quelques syllogismes ou quelques dilemmes, même irréfutables, on aura persuadé à un individu que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue et que la mort est un accident négligeable. Aucune logique ne pourra ébranler un sentiment universel, inhérent à notre existence animale, et puissamment établi par une hérédité de cent millions de siècles.

Tout de même, selon les mœurs du jour, et les conditions présentes, d’après les climats, les races, les littératures, ce frénétique amour de la vie est variable en intensité. Chez les Romains et les Grecs, la mort, pallida mors, semblait moins hideuse qu’elle ne le fut au Moyen Age, où elle était sinistrement représentée. Chez les Musulmans, les Chinois, les Japonais, elle est moins redoutée que chez les Occidentaux.

En Europe, avant la guerre tout au moins, on se faisait de la mort une idée épouvantable et sombre. Communément elle était déclarée le pire des malheurs. Notre sensibilité, devenue