Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/429

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins, il se jetait avec un élan plus aveugle vers les affaires. L’Empire et ses 60 ou 65 millions d’habitans comptaient plus de commcrçans et d’industriels que les États-Unis avec leurs 120 ou 125 millions. Spécialisée depuis un siècle en ce double genre de vie, auquel l’avaient irrésistiblement destinée sa situation géographique et sa composition géologique, l’Angleterre restait encore plus commerçante ; mais elle le cédait désormais en industrie. L’usine allemande et la firme allemande devenaient, sur le patron anglais ou américain, les créations dernier modèle ; l’Allemagne entière était pour les affaires la maison the most commodious and best eguipped in the world, — mais à quel prix ?

Ici, les centaines de millions ne sont pas l’unité ; c’est par dizaines de milliards qu’il faudrait évaluer ce que l’Allemagne, gouvernemens et particuliers, a dépensé depuis quarante ans pour impérialiser sa vie économique, et toute évaluation de ce genre ne saurait être que fantaisiste : soixante ou quatre-vingts milliards, disent certains Allemands qui veulent faire ressortir le bas prix de cet effort admirable et le merveilleux rendement de leurs méthodes, de leur organisation, de leur discipline ; cent cinquante, deux cents, trois cents milliards, disent certains autres, qui veulent étaler et gonfler la valeur présente de cet établissement germanique.

Pour un bilan presque fictif, restons aussi bas que possible ; ne prenons qu’une moyenne de cent milliards et ne calculons encore l’intérêt de cette mise de fonds qu’à 5 pour 100 et l’entretien annuel de cette entreprise qu’à 20 pour 100 : c’était donc une rente à payer de 25 milliards qu’était la surcharge annuelle dont quarante années de griserie impériale avaient doté, au civil, l’Allemagne de 1914. Car l’Allemagne de 1871 n’avait pas le premier sou de ce capital, et les cinq milliards de l’indemnité française, loin de la munir d’argent disponible, avaient achevé de l’en démunir : tout ce qui n’était pas passé dans le règlement de la victoire ou dans le Trésor de guerre de Spandau, avait amorcé une folie de spéculations qui, durant les trois années 1872-1875, conduisait le nouvel Empire au bord de la faillite. De 1874 à 1914, l’Allemagne vécut toujours sur le crédit renouvelé, élargi, démesurément propagé, et jamais elle n’épargna pour amortir, au sens que nous donnons, nous autres gens d’Occident, à ces deux mots d’épargne et d’amortissement.