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exploitation séculaire. Elle se met au comptoir, double, décuple le nombre de ses boutiques, bâtit d’immenses bazars, flanqués de gigantesques entrepôts, et cloisonne, vitre, grillage des bureaux, des guichets, des Offices, des Caisses, et lance des éclaireurs innombrables à l’espionnage, puis à la conquête de toutes les places du monde où l’on peut acheter et vendre. Elle achète tout ce qui se présente. Elle vend tout ce qui se demande. Elle a une tenace furie de faire des affaires et d’être le seul ou le plus grand faiseur d’affaires, et d’enlever, coûte que coûte, les fournisseurs ou les cliens d’autrui : désormais sa mission divine n’est-elle pas d’installer sur le monde le monopole de ce commerce allemand, qui est l’empereur désigné de l’humanité trafiquante ?

« Si nous voulons aller de l’avant sur le marché mondial, disait Guillaume II aux gens de Brème le 18 octobre 1893, nous devons tous avoir en tête la vieille devise de la Hanse : Navigare necesse est, vivere non est necesse, il n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de naviguer. » Le commerce allemand prend cette devise et la suit au pied de la lettre : sans plus s’inquiéter d’une vie normale, utile et heureuse, il veut chaque matin, coûte que coûte, lancer et mettre à flot quelques nouvelles combinaisons et même toutes les combinaisons possibles de placement, de troc, d’échanges et d’acquêts. En 1882, l’Empire recensait 1 340 000 salariés du commerce, — en 1907 3 340 000. Et comment dénombrer la multitude des Allemands ou fils d’Allemands répartis au dehors pour tenir dans tout l’univers la représentation de la firme germanique ? entre 1882 et 1907, cette multitude avait sûrement triplé et quadruplé ; avant l’Empire, la philologique Allemagne fournissait l’Europe de doktors-professors ; c’est de clerks et de commis voyageurs que, depuis vingt-cinq ans, elle inondait les pays civilisés et barbares.

Industrie et commerce, vers ce double travail, l’Allemand tournait désormais son effort tenace et orientait le plus grand nombre de ses innombrables fils. L’agriculture lui paraissait occupation démodée, presque indigne de bras impériaux et que l’on devait abandonner aux humanités primitives ou décadentes. Alors que, dans tout le reste de l’Europe occidentale, même en Grande-Bretagne, on pouvait constater un « retour à la terre, » l’Allemand s’en éloignait de plus en plus ; du