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les bêtes apprivoisées broutaient autour d’innombrables Residenz ; le moindre de ses principicules entreprenait d’éclipser notre Grand Roi ; les Munich, les Aschaffenbourg, les Ludwigsbourg, les Cannstadt, les Solitude, les Karlsruhe et les Mannheim du Bavarois, du Wurtembergeois, du Palatin et du Badois l’emportaient sur nos Trianon autant que la flèche d’Ulm l’emporte encore sur nos modestes clochers de Notre-Dame, et Napoléon demeurait étonné devant les interminables colonnades du prince-évêque de Würzbourg.

L’Allemagne du XXe siècle décide de se faire usinière, et la voilà copiant l’usine anglaise ou américaine, mais sur des proportions dignes d’elle-même et de l’Empire. Elle ne rêve plus pour la moindre de ses petites villes que cheminées sans nombre et sans mesure ; elle en étale les faubourgs ouvriers par-dessus remparts, collines et marais ; elle borde ses routes et ses fleuves de fabriques ; elle troue de mines et de carrières ses plaines et ses monts ; elle extrait sa houille pour la brûler et la brûle pour en extraire de nouvelle ; elle fond, forge, coule, lamine, veut faire plus d’acier, et plus de fers bruts, et plus de fers ouvrés, et plus de canons, et plus de blindages, et plus de tôles, et plus de machines, et plus de locomotives, et plus de rails que n’importe laquelle des nations usinières de l’Ancien et du Nouveau Monde. Une seule vision l’hypnotise : la cheminée allemande par-dessus toutes les autres ! Un effort continu l’accapare : l’enrôlement universel, obligatoire, de tous les bras disponibles dans cette armée industrielle à qui vont être imposées, pour la gloire de l’Empire, des victoires comparables à celles de l’autre armée impériale ; six millions de salariés industriels en 1882, onze millions en 1907. Elle a perdu toute conscience des aptitudes héréditaires de la race, des conditions naturelles du pays ; elle néglige tout calcul de prudence et de profit assuré ; elle n’a plus aucune inquiétude, aucune estime même de la supériorité des rivaux ; une seule pensée l’entraîne : la conviction que rien ne doit résister à l’assaut du peuple impérial et que, seule désormais, la volonté allemande peut mettre une borne à l’expansion de l’impérialisme allemand.

Et la voici commerçante, décidant non seulement de s’affranchir elle-même et chez soi du courtage qu’elle payait depuis trois siècles à tous ses voisins maritimes et continentaux, mais de leur rendre à tous la monnaie de cette