Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/391

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


III

Les souvenirs des vétérans de 1870 n’ont pas seulement pour le lecteur français la valeur d’une autobiographie et d’une confession collective ; ils présentent encore l’avantage de refléter les impressions laissées à leurs auteurs par le pays où les a conduits la guerre. Ceux-ci n’ont pu rester six mois en contact avec sa population et en lutte avec ses armées sans se former quelques idées précises sur les hommes et les choses de France.

Sur les choses, ils s’expriment avec d’autant plus de liberté que leur patriotisme n’est pas en jeu, et en des termes d’autant plus favorables qu’ils viennent pour la plupart de régions pauvres et ingrates, partagées entre les plaines sablonneuses de la Prusse et les plateaux arides de la Bavière, restées jusqu’alors étrangères, non seulement aux raffinemens du goût, mais encore aux habitudes de bien-être développées depuis par trente années de prospérité économique. Aussi tout est-il pour eux un objet de surprise admirative dans l’aspect extérieur de la France : ses rians paysages et ses grasses campagnes, l’air d’aisance de ses habitans, l’élégance de leurs intérieurs, et d’une manière générale l’apparence de richesse du pays. A chaque étape parcourue en terre ennemie, Kretschmann, peu suspect pourtant de partialité envers ses adversaires, s’extasie tour à tour sur les environs de Metz, qu’il compare à un « parc anglais, » sur la grande rue de Commercy, mieux bâtie et mieux pavée que Berlin, sur le château de Cirey, qui réalise à ses yeux l’idéal d’une résidence seigneuriale, sur la noblesse et la variété des sites des alentours du Mans, sur les splendeurs de Fontainebleau. Il n’est pas jusqu’au mobilier officiel des préfectures qui ne lui apparaisse comme un modèle de bon goût. « Il est visible, conclut-il avec un soupir, que ces gens ont beaucoup d’argent… C’est en France seulement qu’on apprend à connaître le luxe[1] ! » Encore ses fonctions à l’état-major lui ont-elles valu de loger dans des quartiers de choix. — Bauriedel, moins bien partagé, ne cache pas sa stupéfaction de retrouver le même bien-être dans les classes inférieures de la société. Il est cantonné à Lieusaint dans une

  1. Kretschmann, pp. 188 et 190 ; cf. pp. 75, 90, 169, 174, 175 et 289.