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infirmités morales que sur leurs rares insuffisances militaires. De leurs aveux, tour à tour involontaires ou cyniques, ressortent avec netteté les traits distinctifs qui caractérisent et déparent leur conception de la dignité personnelle ou humaine : une insatiable gloutonnerie, l’amour du pillage et de la dévastation, une cruauté systématique envers les vaincus.

Dans tous les mémoires militaires, français ou étrangers, la question de l’alimentation tient une place que l’on serait au premier abord tenté de trouver excessive, si l’on ne se rappelait quelles difficultés elle rencontre et quelle importance elle présente en temps de guerre. On pardonne volontiers cette préoccupation constante au militaire en campagne, mais à la condition qu’elle ne devienne pas exclusive et que la recherche du pain quotidien ne se confonde pas dans son esprit avec l’obsession de la ripaille. Cette distinction semble échapper aux vainqueurs de 1870, car la plupart regardent comme leur unique souci de faire bombance aux dépens des populations envahies. À ce point de vue, le livre de Bauriedel est particulièrement caractéristique et peut être considéré comme l’épopée de la voracité germanique. Faute d’avoir pu combattre suffisamment sur les champs de bataille, où son régiment n’a fait que de rares apparitions, l’auteur signale sa valeur par des exploits culinaires dont il nous laisse la trop complaisante énumération. Il ne nous fait pas grâce d’un de ses menus, ne se rappelle ses garnisons éphémères de France que par les plats nationaux qu’il a appris à y déguster, et dont il célèbre les vertus en termes lyriques. Si l’on retranchait de ses souvenirs tout ce qu’il y défile de « fins dîners, » de « gigots de moutons » et de « pâtés de lapins » français, alternant avec des « poitrines d’oies fumées » poméraniennes, une bonne partie de son œuvre y fondrait, et ce serait dommage, car c’est la seule où il ait mis tout son cœur. On dirait, à l’entendre, lui et ses camarades, une bande d’affamés lâchés dans une cuisine de grande maison après un jeûne de plusieurs années[1]. — Il va sans dire que les plaisirs de la table ont moins de prix encore à ses yeux que ceux de la boisson. Presque à chaque page reviennent sous sa plume l’expression et le récit de « beuveries colossales, meurtrières » (kolossale, mörderische Kneipen), qu’il

  1. Bauriedel, passim, et notamment pp. 107, 120, 123, 134, 145, 154 et 157.