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bien ! je l’affirme et je le démontrerai : pour perdre l’armée du Rhin, la plus héroïque, la plus disciplinée que nous ayons eue depuis celle du camp de Boulogne, il a fallu un tel entassement de fautes grossières que, le voulût-on, il est impossible de les recommencer deux fois… Soyons imperturbablement pacifiques ; mais ne devenons ni couards ni désespérés. Iéna a effacé Rosbach. Il y a un petit village de Champagne qui donnera son nom à la victoire par laquelle Sedan sera effacé. » Ne doit-on faire honneur de cette prophétie lumineuse à l’homme qu’on a tant, et souvent avec une rudesse injuste, accusé de n’avoir rien prévu dans le pressant mystère des lendemains ?…


Après avoir raconté la séance du 9 août 1870, où fut renversé son ministère, Emile Ollivier note : « Ainsi finit ma vie parlementaire, à l’âge de quarante-cinq ans. Je ne suis jamais remonté à cette tribune… » à cette tribune où il avait eu les plus glorieux et attrayans succès. La phrase n’est ni solennelle ni habilement arrangée ; elle marque, d’une façon rapide et presque évasive, son regret sur lequel sans doute il ne lui plaisait pas de s’étendre davantage et que les méchans trouveraient à dénigrer : le tourmentant regret d’une activité ardente, l’horreur du loisir qu’il ne voulait pas et, pour un tel orateur, l’ennui du silence. Dans les dernières années de sa vie, son éloquence lui restait, son geste élégant, sa voix qui était douce et forte, unie et variée, sa manière qui avait un charme persuasif et un prestige de singulière autorité. Il possédait encore son art, son entrain, cette fougue ingénieuse qui jadis lui avait valu des triomphes, le goût d’argumenter vite, de débrouiller en peu de mots la question, d’y saisir les thèmes lyriques et de s’évader avec eux très haut, comme d’un coup d’aile. Vous étiez son visiteur ; et il faisait de vous son auditoire : il vous enchantait de ses suprêmes discours, inutiles et beaux.

Se taire ! quand on a compté sur les sortilèges de la parole, quand on a connu ses délices !… Il les avait connus et il s’en souvenait avec une espèce de nostalgie douloureuse et exquise… En 1869, lors des élections, il donne, au théâtre du Châtelet, une conférence politique. Il arrive et se heurte à une foule surexcitée de partisans qui l’acclament, et d’ennemis qui le huent, le conspuent, l’insultent et hurlent assez pour qu’il ne puisse placer une syllabe. « Je m’avance sur le bord de la scène et,