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détend. Ce ne sont plus des compagnies, ce sont des hommes confondus qui tiennent, qui s’enfuient, qui se retournent ; qui, hagards, ayant jeté leur sac, désarmés, rebroussent, l’étincelle s’étant réveillée, ramassent le fusil des morts. Devant eux Tervaete résiste toujours. Le 8e de ligne semble adhérer au sol : impossible de le décoller de sa place. Il se bat depuis trois jours, il a subi un bombardement de cent vingt heures, il a perdu la moitié de ses officiers, il ne compte plus un seul major : tant qu’il tiendra, les autres tiendront !… A midi, tout à coup, comme une barrière qui craque et se rompt, le 8e de ligne, débordé, cède brusquement.

Avec lui reculent tous ceux qui tenaient encore, isolés ou par petits groupes, pêle-mêle, — sans soutien désormais, sans point d’appui. Ils sont sales, ils sont lourds, ils sont las. Ils n’en peuvent plus. Ce ne sont pas des vaincus, ce sont presque des morts. « Il fallait voir, me dit un témoin, ces hommes qui n’avaient plus figure humaine, trempés d’eau sale, boueux, vêtus de glaise, statues de terre molle et mouillée. Ils ne fuyaient pas, ils revenaient. Leurs officiers, élargissant les bras, quand ils tournaient le dos au combat, leur disaient doucement : « Repartez ! » Ils reparlaient. Ils étaient comme des enfans dociles. Ils n’avaient presque plus de chefs. Leurs bonnets s’étaient envolés, leurs habits étaient déchirés, leurs semelles avaient été emportées par la boue élastique et dure : ils allaient pieds nus. Beaucoup n’avaient plus eu à boire depuis deux ou trois jours. » On les voyait se jeter à plat ventre au bord des trous déjà remplis d’eau brune et où s’enfonçaient des cadavres.

Il faut à tout prix qu’ils s’arrêtent, il faut qu’on les protège. Les batteries de la 3e brigade, au lieu de se retirer avec eux, envoient des pièces à la ferme Violette, à huit cents mètres de l’Yser, pour les couvrir. Rapides, légers, la gueule levée, les canons semblent animés d’une vie passionnée. Leur tir est si rageur, si continu, que, — l’effort étant trop grand, l’acier trop rouge, leur colère trop violente — deux pièces éclatent. Quatre autres, vite repérées, sont démolies par le tir allemand au milieu des cadavres déchiquetés de leurs servans. Celles qui restent, sans faiblir, tirent, tirent encore. Mieux, celles de la 3e division, après avoir pris position sous la mitraille, doivent changer de place, leur précaire abri étant visé et arrosé : pour que l’infanterie ne s’alarme pas de leur mouvement,