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opérations qui se déroulent sur un front de neuf cents kilomètres ; il ne songe qu’à raconter ce qu’il a eu sous les yeux dans le petit coin du champ de bataille où son régiment se trouvait placé. Des épisodes ? Sans doute. Mais, avec une heureuse lucidité d’intelligence, il les rattache si bien à l’immense conflit que la guerre tout entière est là, dans les trois cents pages de ses souvenirs. Il voit aussi juste que Fabrice Del Dongo : il voit plus large.

Au mois d’août, jusqu’au 27, n’étant que le sixième lieutenant par ordre d’ancienneté, il a dû rester au dépôt, recevoir, équiper, former les escadrons de réserve que son régiment constitue. Enfin, le 28, sa cantine faite, ses paquetages bouclés, ses chevaux embarqués, il part : il va remplacer un sous-lieutenant blessé au cours d’une reconnaissance. Il est content. On l’envoie dans le Nord. Puis, à mesure qu’il approche des armées, des bruits inquiétans lui arrivent ; dans les gares, la nuit, les gens ne disent rien de bon : « Charleroi ? Ne me parlez pas de Charleroi ! Nos hommes ? Magnifiques !… Une hécatombe… La retraite… jour et nuit… Les Allemands n’osent pas… Ah ! nous sommes propres… On recule… » Il cherche son régiment : les renseignemens qu’il obtient sont vagues, sont déroutans, sont terribles… « Eh bien ! que voulez-vous ? Je marcherai au canon. Bonsoir. » L’angoisse d’une solitude éperdue augmente d’heure en heure, jusqu’à la minute où ses efforts, aidés de hasard, le conduisent à ses camarades : alors, tout s’arrange ; et il est prêt, pour toute éventualité. Il débute péniblement et, comme on l’en avertissait, par la retraite. Depuis plusieurs jours, l’armée descend de la frontière et ne manœuvre qu’en vue de n’être pas coupée, désarticulée. Lui, avec ses chasseurs, est à l’arrière-garde, avec mission de repousser les patrouilles que l’ennemi lance aux flancs de nos colonnes d’infanterie. Sous le beau soleil, une désolation mortelle. Pendant une journée et sa nuit, le corps d’armée fait cinquante kilomètres. Il y a des traînards. On aperçoit sur les routes des fantassins fourbus, éclopés. En voici un, qui passe un pont, tout seul, son fusil à la bretelle, ses cartouchières au ceinturon, plus de sac. Il s’appuie sur un bâton, n’avance guère, à chaque pas s’arrête et, pour faire un pas de plus, rassemble toutes ses forces, dernières forces. Il est pâle et en sueur : un homme perdu. Il parvient jusqu’au poste, volant des chasseurs et là entend une estafette dire que les Boches sont à deux cents mètres et vont déboucher. Subitement, il se redresse. Son visage se contracte ; il a l’air stupéfait et furieux, crie : « Ils sont là ? .. Ah ! les s… 1 » et, profitant d’un