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petit banc de bois où j’étais assis. Devant ce feu lointain, parcimonieux, et qui ne me réchauffait pas, j’étais plus perdu que sur la route déserte, au milieu de la neige et des rafales de pluie. Je ne sais comment m’expliquer cela. C’était sans doute l’insignifiance ou l’opacité des propos, le manque de chaleur et d’élan dans les âmes, la platitude désolante de tout, qui en était cause : mais nulle part au monde, je ne me suis senti plus dépaysé, plus étranger que dans ce triste hameau, parmi ces gens qui se disaient mes consanguins. Dans les plus misérables gourbis du Sud algérien ou du désert de Syrie, devant des Bédouins tatoués, couverts d’oripeaux et d’amulettes, je n’ai pas éprouvé cette impression d’isolement complet, cette sensation de l’abîme infranchissable entre deux espèces d’êtres qui n’ont rien, absolument rien, de commun.

Cependant, la vieille cousine se retournait vers moi, qui grelottais sur mon petit banc, et, pour avoir l’air d’offrir quelque chose, elle me disait d’une voix papelarde, avec le plus bel accent du terroir :

— N’eume donc[1], mon fi, vous prendrez ben un peu d’eau de suc ?

Ma mère protestait que je n’avais besoin de rien, et moi je frémissais à l’idée de la mixture douceâtre. Mais la bonne femme hélait sa bru à l’autre bout de la cuisine :

Leiontine ! Apportez voir un peu d’eau de suc’ pour le petit cousin.

Par politesse, il fallait boire le breuvage glacial, pendant que les paroles gelées continuaient à tomber autour de l’âtre. Dehors, on entendait le balancier d’une pompe, puis un piétinement de sabots. A travers la fenêtre, où déferlaient toutes les noirceurs du crépuscule, j’apercevais la silhouette d’un valet d’écurie qui ramenait de l’abreuvoir une couplée de chevaux. Enfin on se levait. Les politesses recommençaient. De part et d’autre, on poussait comme un soupir de soulagement :

— Allons, au revoir, cousins !

Cela voulait dire : « Allons, c’est bien ! Vous êtes entrés en passant, comme vous le deviez. Maintenant, c’est fini ! On ne vous reverra plus avant trois mois ! C’est très bien !… Au revoir, cousins ! »

  1. N’est-ce pas donc ?