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Balzac, un Cervantes ou un Shakspeare, un Manzoni ou un Tolstoï, voilà des maîtres dont nous ne savons pas seulement qu’ils n’ont jamais eu personne d’équivalent parmi la longue série des écrivains allemands, mais dont nous sentons, en outre, que jamais l’Allemagne n’a pu ni ne pourra être capable de nous en offrir l’équivalent, — faute pour elle de posséder un mystérieux et très précieux don de « vie » se traduisant, chez eux, sous vingt formes diverses dont chacune nous traduit, à son tour, la plus intime essence de l’esprit de leurs races. Jusque dans les périodes les plus fructueuses de son histoire, la pensée allemande nous révèle un manque absolu de ce pouvoir d’observation matérielle et morale sans lequel il n’y a point d’œuvre, ni point d’art « vivans ; » et si même, d’une manière générale, ce n’était pas assez de constater une lacune quelconque, dans l’âme d’un peuple, pour devoir lui refuser l’attribut de la « grandeur, » je persiste à soutenir que personne, en tout cas, n’aurait le droit de qualifier de « grande » une âme nationale où se voit une lacune de cette espèce-là !


Mais à côté, — ou, plus exactement, au-dessous, — de cette première conclusion qui ressort pour nous du livre anglais dont je parlais l’autre jour, il n’est pas un seul des chapitres du livre qui ne nous fasse quasiment toucher du doigt la profonde déchéance de la pensée et de l’art d’outre-Rhin pendant ce dernier demi-siècle où s’est affirmé, avec l’orgueilleux éclat que l’on sait, l’apogée de la puissance politique allemande. Ou plutôt je suis naturellement forcé d’omettre l’important chapitre consacré à l’évolution historique de la science allemande, — et l’on n’attendra pas de moi que je note, par exemple, dans quelle mesure les conclusions qui s’en dégagent s’accordent avec celles des mémorables études françaises de M. Picard ou de M. Duhem. Mais à l’exception de ce chapitre et de ceux encore où des professeurs écossais ont entrepris de nous raconter l’histoire de la Politique et de la Théologie allemandes, c’est chose certaine que le livre entier nous montre l’effort séculaire de la pensée et de l’art d’une race aboutissant, depuis une cinquantaine d’années, à la plus misérable faillite, — à une faillite si rapide, à la fois, et si complète que nous nous demandons par quel prodige l’Allemagne artistique et intellectuelle réussira jamais à reprendre sa place de naguère dans le grand mouvement de la « culture » européenne.

Voici d’abord l’art allemand par excellence, celui dont il semble que la maîtrise suprême en ait été vraiment accordée, par un décret