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comme il s’est glissé déjà dans les affaires : « Nous allons à la prostitution universelle. » Au lendemain de la guerre, dans l’exaltation causée par la souffrance, par la sensation du danger auquel la France a en partie succombé, par l’inquiétude du lendemain, Dumas est devenu soudain visionnaire. Et la vision qui surgit devant son cerveau halluciné, c’est précisément celle de la Prostitution, sous les espèces de la Bête de l’Apocalypse : « une Bête colossale qui avait sept têtes et dix cornes et sur ses cornes dix diadèmes. » C’est pour avoir dépisté son manège, que Dumas a pu lire clairement dans l’avenir, et annoncer avant tout le monde les malheurs de l’Année terrible. « C’est elle qui m’a montré, lorsque personne ne les voyait encore, les Barbares en marche sur Paris, et le triomphe de la populace… » Elle est la cause première de nos désastres, car c’est elle qui a commencé à « dissoudre nos élémens vitaux en minant peu à peu la morale, la foi, la famille, le travail. » Après l’invasion, la guerre civile, les massacres et les incendies, on pourrait la croire écrasée sous nos ruines, noyée dans le sang et dans les larmes. Tout au contraire : elle triomphe. Elle est plus redoutable que jamais, parce qu’elle offre à un peuple vaincu, malheureux et qui cherche à oublier, ce calmant, ce poison : la sensation immédiate. Elle s’abat sur la France blessée, comme sur une proie. Et de l’autre côté du Rhin, on se réjouit… Donc il faut tuer la Bête. Dans l’Homme-femme, elle s’appelait la femelle de Caïn et la guenon du pays de Nod. « Tue-la ! » De femelle de Caïn la voici devenue femme de Claude : Claude la tue, comme on abat une bête malfaisante. Dumas est devenu féroce : hier il tuait le patito de Sylvanie de Terremonde ; aujourd’hui il tue la femme ; demain, dans l’Étrangère, il tuera le mari. Il n’est plus maître de ses nerfs.

La grande nouveauté dans la Femme de Claude, c’est le caractère essentiellement symbolique de la pièce. Jusqu’ici, on avait pu reprocher à certains personnages de Dumas d’être des types d’exception : da moins, étaient-ils tous des êtres vivans, et souvent pleins de vie, des individus de milieu et de condition déterminés, empruntés au monde réel, détachés de notre société, en qui nous reconnaissions les contemporains de Dumas et Dumas lui-même. Ceux de la Femme de Claude ne vivent pas : ce sont des abstractions, des entités. Claude n’est pas seulement un inventeur mal marié ; il personnifie la France qui a souffert, qui s’est remise au travail, et qui prépare sa revanche. Césarine n’est pas seulement une adultère et une voleuse ; elle est, à elle seule, toutes les femmes qui volent et se vendent. Pour Cantagnac, ce n’est pas, comme son nom pourrait le faire croire, un