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arrangée, ils auront un stock à écouler. Supposons même la Visite de noces et la Princesse Georges écrites dans les quelques mois qui précédèrent la représentation ; rien d’étonnant si elles ne reflètent pas l’atmosphère du moment : Dumas, s’il écrivait vite ses pièces, les préparait lentement. Il les portait longtemps dans sa tête. Exemple : l’Étrangère ne fut jouée qu’en 1876. Or, rappelez-vous ces lignes de la Préface de l’Ami des femmes, qui est de 1869 : « Cette Femme nouvelle… a sa mission à remplir. Cette mission, c’est de détruire dans la société actuelle l’être qui a détruit toutes les sociétés passées et le plus nuisible qui existe : l’oisif… Elle aura détruit les anthropomorphes, c’est-à-dire les individus qui, n’ayant que la forme et l’apparence de l’homme, doivent disparaître d’un monde où l’Homme véritable, l’Homme divin va bientôt surgir et régner. » C’est déjà l’idée, le scénario, et ce sont les personnages de l’Étrangère. La Femme nouvelle, c’est mistress Clarkson ; l’oisif nuisible, c’est le duc de Septmonts ; l’anthropomorphe, c’est le « vibrion » déjà défini comme il le sera par Rémonin, en opposition avec Clarkson qui est l’Homme véritable, et avec Gérard qui est l’Homme divin. Qu’il s’agisse d’ailleurs d’Alexandre Dumas ou de tout autre, ce n’est pas tout de suite qu’une secousse morale, si violente soit-elle, produit son effet. On continue à faire les mêmes gestes, à dire les mêmes mots dont l’habitude était prise. Il faut aux plus grandes douleurs un peu de temps pour pénétrer jusqu’au fond de l’homme et renouveler son esprit et son cœur. Qu’on se rappelle l’histoire de l’opérette, à cheval sur l’Année terrible : la Belle Hélène est d’avant, mais Madame Angot est d’après. Ce n’est pas au lendemain de 1870, c’est dix ans plus tard qu’il faut placer l’avènement d’une littérature née de la guerre.

Cette période d’élaboration intérieure fut relativement courte pour Alexandre Dumas, puisque, aux premiers jours de l’année 1873, il donnait la Femme de Claude qui est directement sortie des émotions de la guerre franco-allemande. Le sujet même est celui qui s’imposait et qui s’imposera non moins certainement aux dramaturges de demain : une affaire d’espionnage. Claude a inventé un canon, dont il est bien fâcheux que le modèle n’ait pas été adopté par notre État-major. Antonin qui est plus jeune, et qui n’est que l’élève du maître, a inventé un fusil, rien qu’un petit fusil, mais quel fusil ! L’Allemagne a eu vent de ces découvertes et veut nous les voler. Tel est le sujet : il porte bien sa date ; mais la manière même de l’auteur est nouvelle. D’abord y éclate et s’y étale ce parti pris de faire du théâtre une tribune d’où parler au peuple. Dumas s’était récemment engoué