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mortels ennemis les hôtes de notre pays et les familiers de notre maison. « Nous allons vous bannir de nos familles, de notre sol, de notre regard… Nous ne voudrons plus de vous ni pour amis, ni pour associés, ni pour fournisseurs, ni pour ouvriers, ni pour valets. » Hélas !… D’ailleurs cette guerre sera la dernière. Il n’y aura plus de guerres, pour la bonne raison qu’il n’y aura plus de nations : il y aura le genre humain poursuivant dans le travail et dans la paix un idéal de justice et d’amour. A l’adresse des sceptiques et pour écarter jusqu’à l’apparence de prophétiser dans le vague, Alexandre Dumas donnait des dates : « Et ces choses s’accompliront pour les trois quarts avant la fin du siècle et pour le dernier quart dans la moitié de l’autre… » Pages douloureuses à relire aujourd’hui : ai-je besoin de dire pourquoi ?

La lettre de Junius fut suivie d’une Lettre sur les choses du jour et d’une Nouvelle lettre sur les choses du jour. Il y avait quelque temps déjà qu’Alexandre Dumas affectait des airs d’initié et prenait volontiers un ton d’hiérophante : « Donc ceux qui voient, ayant reconnu à ces signes évidens ce qui va se passer, se sont regardés d’une certaine manière et se sont dit tout bas : Il est temps. » (Préface de l’Ami des Femmes.) Il était inadmissible qu’un homme qui lisait si clairement dans l’avenir n’eût pas été averti par des « signes évidens » de ce qui allait se passer dans son propre pays. Alexandre Dumas veut en effet à toute force avoir prévu et annoncé la guerre étrangère et la guerre civile. N’avait-il pas imprimé, dès avril 1868, dans la Préface du Fils naturel : « La vieille société s’écroule de toutes parts, etc. ? » Mais les moralistes ont de tout temps déploré la disparition des vieilles mœurs et annoncé des catastrophes pour le lendemain : c’est la clause de style. Plus précisément, en 1869, dans la Préface de l’Ami des femmes, s’adressant aux femmes du second Empire, il leur dédiait ce compliment : « Après vous, il n’y a plus que l’invasion des Barbares, de l’étranger et de la populace. » Cette apostrophe était certainement sévère pour les femmes du second Empire : je suis moins certain qu’elle désignât nommément, six mois à l’avance, la guerre franco-allemande et son succédané, la Commune. Quoi qu’il en soit, Dumas se plaint d’avoir eu, avant l’événement, le sort de la pauvre Cassandre, et de n’être guère plus écouté après. Il constate, avec quelque dépit, qu’on attache une médiocre importance à son opinion sur les affaires publiques. Mais quoi ! Tel est en France le préjugé contre les hommes de lettres. On les fête, on les choie, on les applaudit, on les admire, mais on ne les prend pas au sérieux.