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l’ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j’invoquerai le génie de la gloire et du malheur. »

Son désir ne fut point exaucé. Comme il rentrait en France, la politique libérale avait fini son temps ; le ministère Polignac lançait les Ordonnances. Chateaubriand donna sa démission. Il ne devait plus revoir Rome.


En 1832, après son arrestation et sa détention à la préfecture de police, dans le cabinet de toilette de Mlle Gisquet, Chateaubriand reprit la route de l’exil et se rendit en Suisse. Mais il était hanté par l’Italie. « Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j’ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l’aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu’il voit au-dessous de lui dans les vallées fleuries. » Il passe de nuit à Airolo et Bellinzona. A la lumière de la lune, il revoit le lac Majeur, ce qui lui permet une de ces oppositions somptueuses et cadencées qu’il affectionne. « La lune parut, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furka ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes ; on eût dit, d’une colombe blanche échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l’astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j’avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au congrès de Vérone, une autre fois en me rendant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l’entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l’infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles. »

Le caractère méridional de Lugano le séduit immédiatement. « Lugano est une petite ville d’un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d’un chapiteau et percées jusque dans l’architrave. La ville s’adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l’un de pâturages, l’autre de forêts : le lac est à ses pieds. » Hélas ! ces charmes de Lugano