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combien de temps ? Le wagon est plein de blessés maintenant… Une infirmière nous demande avec son accent « qui chante » si nous avons besoin de quelque chose, bouillon, café chaud… »

Il me semble, en buvant ce bouillon chaud, que je reviens dans un lieu de délices où tout est bon comme au paradis A tâtons, dans l’obscurité, pour se rendre compte de la position des blessés, la main de cette infirmière effleure ma figure… Dieu ! que c’est doux une main de femme ! Oh oui ! décidément, maintenant c’est de la douceur et de la bonté que je verrai partout…

Au matin, le 13, nous arrivons à Dunkerque ; on nous transporte dans un grand hall à marchandises où est installé un poste de secours anglais. Les pansemens sont changés : teinture d’iode cette fois… Mal ! Ces Anglais sont très doux ; comme ils font attention pour atténuer les souffrances de ces pauvres blessés !

Nous restons là, impatiens de savoir ce que l’on va faire de nous. Paris ! Un train vers Paris ! Oh ! si je pouvais le prendre ! Mais on n’y conduit que ceux qui peuvent marcher. Je serai de la « fournée » du Duguay-Trouin qui nous conduira à Cherbourg. Bah ! ce n’est pas si loin de Paris ; peut-être m’en-verra-t-on près de chez moi ! A midi, on nous transporte en auto à bord du navire-hôpital ; le mauvais pavé du quai nous secoue terriblement… Enfin, cette fois-ci, nous sommes couchés dans des hamacs, très serrés, sur deux rangées superposées ; ce ne sera guère confortable, mais peut-être partirons-nous bientôt. Hélas, non ! Il nous faudra rester là deux jours pleins, jusqu’au dimanche. C’est suffisant pour faire connaissance avec les voisins ; malgré la souffrance, on est gai… Les marins sont gentils et la soupe bonne et abondante ; décidément, c’est un changement à vue. Et à présent, que dirai-je de plus ? L’heure du départ arrive enfin ; au lieu de Cherbourg, c’est à Brest qu’on nous conduisit. Il faisait beau et le soleil réconfortait un peu tous ces malheureux plus ou moins fatigués par deux jours de traversée. Les mousses vinrent nous chercher à quai avec des brancards et c’est sur leurs épaules que je fis, à midi, mon entrée à l’hôpital de l’Arsenal, le mardi 17 novembre 1914.

Ici s’arrête mon « carnet d’éclaireur. »


BERNARD DESCUBES.