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provenait le retard de notre entrée en action. J’étais « d’observatoire » ce jour-là, avec un ancien brigadier-fourrier de dragons, attaché, depuis sa récente arrivée, au peloton d’éclaireurs. Un autre encore, je ne sais pourquoi, nous suivit.

A peine étions-nous parvenus à un chemin légèrement encaissé, où se trouvaient le commandant et les trois servans de l’échelle, commença la plus terrible pluie d’obus que j’eusse encore vue ! Il y avait de tout : du 77, du 105, du 130 et même du 150, heureusement tous percutans, sans quoi aucun de nous n’en serait revenu. Un obus venait à peine d’éclater que le suivant arrivait. Nous comptions une explosion toutes les trois ou quatre secondes… Les premiers étaient tombés plus loin que nous, à peu près vers nos batteries, mais il y eut correction et nous nous trouvâmes exactement dans la hausse courte d’un tir d’arrosage à la française. Je m’en rendis tout de suite compte et suggérai au commandant l’idée d’avancer vers l’ennemi d’une cinquantaine de mètres, ce qui nous sortirait certainement de la zone dangereuse : ce ne fut pas son avis, et nous restâmes à la même place, sous ce feu infernal. Les remblais qui encaissaient le chemin des deux côtés, ayant à peine 70 centimètres de haut, ne nous protégeaient pour ainsi dire pas ; les éclats tombaient tout près avec un ronflement inquiétant. J’avais roulé en boule mon grand manteau que je disposai en bouclier au-dessus de ma tête et de celle d’un servant, tant on a besoin d’établir entre le projectile et sa petite personne n’importe quel obstacle susceptible de diminuer la gravité du choc… Le servant me tenait le poignet et, à chaque obus qui arrivait, m’enfonçait les ongles dans la chair avec une force extraordinaire ; on s’aplatissait contre terre avec une telle crispation qu’on aurait cru s’y enfoncer. Chose étrange, cette fois-là, je n’avais pas peur du tout : évidemment, j’avais chaud, mais ce n’était pas cet affolement du cœur que j’avais remarqué à Flainval. A quoi cela tenait-il ? Je l’ignore ; et pourtant, j’ai bien cru que c’était ma dernière heure. Plusieurs obus éclatèrent en plein dans le chemin, à quatre mètres de nous, devant et derrière. A chaque instant, les talus, dans lesquels nous nous incrustions, étaient ébranlés par la chute des « gros noirs. » J’avais retiré mon lorgnon, pour éviter les cassures des verres, en cas d’ébranlement un peu violent… Lorsque quelques secondes un peu plus tranquilles nous laissaient le temps de