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ménagères soigneuses tendaient des draps sur les canapés, affublaient de housses les fauteuils et les chaises rembourrées, dans l’espoir naïf de les protéger contre les mains sales et le bottes graisseuses des Prussiens. On rouvrait des cachettes murées depuis l’invasion de 1814, et dont on avait presque oublié l’existence. Un jour, je vis, avec stupeur, le menuisier décoller une large feuille de plancher, dans notre corridor, et découvrir un trou carré, pareil à l’ouverture d’une cale de navire. On y engouffra toute espèce d’objets, jusqu’à des édredons et des couvertures et, par-là-dessus, le menuisier recloua fort proprement le parquet. Malgré la literie dont le trou était bourré, cela sonnait creux sous les pieds, quand on passait à cet endroit. Il fallait que les Allemands d’alors fussent bien stupides ou bien débonnaires pour négliger une prise aussi facile. Le fait est que cette innocente cachette, d’une malice vraiment élémentaire, ne fut jamais violée par eux.

Après cela, ce furent les continuelles arrivées de troupes ennemies. Le village était constamment en alerte. Des gamins échevelés accouraient en criant :

— V’là les Prussiens !

Et aussitôt, dans un silence morne, que rompait seulement le tintement des gourmettes et des étriers, un détachement de cavalerie commençait à défiler, des hommes barbus et basanés, montés sur de grands chevaux, dont les croupes trapues chatoyaient au soleil ; et les hommes et les bêtes avaient le même air de force épanouie et triomphante. Derrière eux, une odeur écœurante et indéfinissable se répandait dans les rues. Comme on disait, cela sentait le Prussien.

Puis dès qu’ils avaient mis pied à terre, le branle-bas de l’installation. On courait à la mairie et chez les notables. On n’entendait que les mots de réquisitions et de billets de logement, coupés par les Quartier, Quartier ! des Allemands. La soldatesque se répandait dans les écuries, les cuisines, les chambres. Des feux de bivouac s’allumaient en plein air. On dépeçait des viandes un peu partout. Cela s’accomplissait dans le plus grand ordre, avec la plus parfaite docilité, chez les habitans, et sans trop de sévices de la part des soldats. La population était paisible. Jamais on n’avait signalé le moindre franc-tireur dans les environs. Aussi les conflits furent-ils, en général, évités. Un seul fait fut jugé scandaleux et révoltant. Je l’ai entendu