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Raison pure de Kant avait exercé une mauvaise influence sur certaines disciplines scientifiques. On pourrait rattacher à la Critique de la Raison pratique les tendances formalistes de la science allemande. Dans une conférence récente faite à la Brtlish Academy, M. Boutroux remarquait que la notion du devoir comme impératif catégorique purement formel, c’est-à-dire vide de tout contenu, dépourvu de toute matière, est d’une application singulièrement dangereuse[1]. Dans l’ordre scientifique, l’abus de notions purement formelles ne conduisant à aucune conséquence contrôlable, n’est pas moins à redouter ; nous en avons donné quelques exemples.

Dans les sciences, l’esprit d’invention ne se trouve guère dans le grand magasin de principes logiques et métaphysiques, dont parlait Stendhal. L’esprit d’invention exige de la finesse et sait s’écarter à propos de la voie des déductions logiques ; il ne va pas sans une aptitude à saisir des rapprochemens entré diverses catégories de faits et demande un sens aigu du réel, tel que nous l’avons envisagé dans plusieurs passages de cet article et qui n’a rien à voir avec une réalité que l’on prétend construire soi-même. Les doctrines philosophiques, qui ont nui aux progrès de la science allemande pendant une partie du siècle dernier, ont peut-être aujourd’hui moins d’influence directe, mais il en reste une mentalité qui conduit aux vues spéciales sur la valeur et l’objet même de la science, que nous venons de chercher à analyser.


IV

Nous n’avons jusqu’ici envisagé que la science pure, c’est-à-dire la connaissance désintéressée dont le développement continu peut être cité comme un incontestable exemple de progrès de l’humanité. Si nous passons aux applications de la

  1. L’illustre philosophe développe comme il suit sa pensée : « Dans la vie réelle on ne peut se contenter d’un vouloir purement formel ; il faut nécessairement vouloir quelque chose, il faut insérer quelque matière dans ce moule vide. » Et un peu plus loin, à propos des massacres à la guerre de femmes, de vieillards et d’enfans, il ajoute : « Si cette cruauté est indisciplinée, elle est coupable en tant que violation de la discipline. Si elle a été ordonnée par l’autorité légitime, si c’est une cruauté disciplinée, eine zuchtmässige grausamkeit, c’est un acte juste et méritoire. »