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autour du parricide, et de leur invective injurieuse, infernale, où çà et là, sur ces paroles : « Il a tué sa mère, » les voix semblent défaillir et comme succomber à l’horreur, à la honte de l’abominable reproche.

En quelle héroïne enfin, et de quel théâtre, si ce n’est en Armide, les Hermione, les Roxane et les Phèdre, toutes ces « femmes damnées » de Racine, pourraient-elles saluer une sœur ! Armide, le plus « opéra » par le spectacle et la mise en scène, des cinq chefs-d’œuvre de Gluck, en est le plus « tragédie, » et tragédie racinienne, par la peinture des passions de l’amour. Inutile d’ajouter que dans l’amour, — et cela toujours à la manière de Racine, — la haine, son contraire ou son semblable, est comprise, enveloppée, et qu’elle ne fait incessamment qu’en résulter et qu’y revenir tour à tour. Il existe en musique, (et c’est le Tristan de Wagner,) une plus troublante, plus malsaine représentation de cette vicissitude ; il n’y en a pas de plus simple, de plus vraie et de plus forte. Prenez une scène, une page, une phrase, que dis-je ! vingt, cent phrases du rôle d’Armide : vous y reconnaîtrez Phèdre, avec sa détresse et sa défense, avec ses langueurs et ses fureurs aussi. « L’acte de la Haine, » comme on l’appelle, n’est autre chose que l’exaltation, par toutes les puissances et par la toute-puissance de la musique, du conflit passionnel où s’égare et s’épuise la fille de Minos et de Pasiphaé. Comme Phèdre, Armide est une victime, une proie. Elle est Phèdre, moins le crime. Saint Augustin, qui s’y connaissait, a dit de l’amour et de la musique, ou de la musique d’amour : « Modo cantat esuriens, modo fruens amor. » Il fallait, au génie ardent, bouillant, du musicien d’Armide, l’amour affamé, dévorant, et non l’amour assouvi, l’amour heureux.

Dernier caractère de l’opéra de Gluck : c’est une tragédie avec chœurs, et par là s’achève sa ressemblance avec la tragédie grecque et la tragédie française, telle au moins que Racine encore, à la fin, l’a conçue et deux fois réalisée. « J’entrepris donc la chose ; et je m’aperçus qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné, j’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action[1]… » On sait quelle est, dans un Orphée, dans une Alceste, dans une Iphigénie en Tauride, l’étroitesse et la force de ce lien, ou de cette liaison ; comment tantôt s’unissent et tantôt se répondent, se renforcent, le plus souvent plaintives, une

  1. Préface d’Esther.