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berceau, le monde n’eût pas connu le fléau prussien. » Et : « C’est un fait que le sombre avenir réservé par la Prusse au monde européen aura été entrevu par la monarchie française et par la papauté. » Restons en France : Louis XIV avait vu juste. L’évidence éclatait quarante ans plus tard, quand Frédéric II mit la main sur la Silésie. Marie-Thérèse protesta contre une première audace du brigandage prussien : « Il ne s’agit pas de l’Autriche seule ; il s’agit de tout l’Empire et de toute l’Europe. C’est l’affaire de tous les princes chrétiens de ne laisser briser impunément les liens les plus sacrés de la société humaine… » Et ainsi protesta le roi des Belges au mois d’août 1914.

Désormais, qui faut-il redouter, dans les Allemagnes ? L’Autriche ? Non : la Prusse. Et il est incontestable que la monarchie française l’a très bien compris, lorsqu’en 1656 elle opéra ce fameux « renversement des alliances, » qu’on lui a tant reproché, que M. Jacques Bainville interprète comme un acte de très judicieuse politique. Louis XV, a-t-on dit, faussait la politique traditionnelle de la France. Pas du tout ! La politique de la France ne consistait pas à combattre, quoi qu’il advînt, la maison d’Autriche, mais à empêcher l’unité allemande. Elle avait donc pour ennemi tout faiseur d’unité allemande, que ce fût la maison d’Autriche naguère ou ensuite la Prusse. La maison d’Autriche écartée, c’est à la Prusse qu’il fallait s’attaquer, et avec l’aide de l’Autriche opportunément. Qu’arriva-t-il ? L’opinion publique manqua de finesse et de souplesse. Elle ne comprit pas que le renversement des alliances était, en bonne logique, la conséquence du principe même sur lequel reposait notre constante politique. Au lieu de regarder au principe, elle ne vit que les apparences. Elle fut déconcertée ; elle était méfiante et crut qu’on l’avait trahie. Avec un prodigieux entêtement, elle continua de haïr l’Autriche et d’aimer la Prusse, après Rosbach. C’est du renversement des alliances que date l’hostilité de la nation française à l’égard de la monarchie : or, la monarchie avait eu raison de renverser les alliances.

Notre ambassadeur à Vienne reçut de Bernis d’excellentes « instructions » où il était dit : « En s’unissant étroitement à la cour de Vienne, on peut dire que le Roi a changé le système politique de l’Europe, mais on aurait tort de penser qu’il eût altéré le système politique de la France. » Le système politique de la France consistait à jouer en Europe le rôle supérieur qu’elle méritait et à diminuer « toute puissance qui tenterait de s’élever au-dessus de la sienne. » Pour « opérer de grandes choses, » le Roi s’était servi en 1733 du roi de Sardaigne et en 1741 du roi de Prusse, comme jadis le cardinal de Richelieu