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étrange douceur. La Nouvelle-France où a grandi M. de Gaspé, et qu’il nous a peinte, est une France féodale disséminée sur un vaste territoire et sous un dur climat, dont il semble bien, si nous nous reportons aux Mémoires du XVIIe siècle, que deux cents ans de civilisation aient adouci l’âpreté, comme ils ont humanisé l’humeur des Peaux-Rouges. On ne s’y plaint plus de l’hostilité des choses. L’habitude y est peut-être pour beaucoup. Mais l’acclimatation n’est pas une simple affaire de tempérament : l’esprit y a sa part. Ne s’acclimatent vraiment que ceux dont l’industrie et la volonté s’imposent à la nature. On est étonné du peu d’influence de la nature canadienne sur le caractère français. La forêt, la solitude, l’hiver interminable, les perpétuelles alarmes où l’on avait si longtemps vécu, les invasions de ces redoutables Iroquois, « qui venaient en renards, attaquaient en lions et fuyaient en oiseaux, » la fréquentation des Sauvages apprivoisés, rien n’en avait modifié les traits essentiels. Le paysan, transplanté de la Normandie ou de la Picardie, demeurait dans ces nouveaux décors à peu près ce qu’il eût été, s’il n’avait jamais perdu des yeux la flèche de son clocher. Les conditions de son existence avaient changé sans affecter sa vie profonde.

Il était resté avant tout un être sociable, un des êtres les plus sociables de l’humanité. Les immenses espaces étendus entre les bourgs et les domaines seigneuriaux, et les difficultés de communication, ne l’avaient point jalousement replié sur lui-même et ne lui avaient pas donné cette austère indigence de parole et de pensée dont on leur attribue la cause chez les peuples du Nord. Au contraire. Sa sociabilité, contrariée par la nature extérieure, s’était redressée plus vivace. De Noël au Carême, les habitans, — c’était le nom des campagnards, — se recevaient et s’hébergeaient avec une prodigalité plantureuse que l’on ne connaît plus guère, dans nos fermes normandes ou bretonnes, que les jours de noces et de pardons. Les carrioles pouvaient amener des hôtes par douzaines : on n’était point embarrassé de les traiter. Les femmes, à leurs momens de loisir, avaient cuit des fournées de viandes que le froid de la saison permettait de conserver et qu’elles n’avaient qu’à réchauffer sur leurs poêles toujours ardens. Les Écossais eux-mêmes étaient ébahis d’une aussi généreuse hospitalité. Il y avait de quoi ; car notre bas de laine proverbial avait traversé