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débiteurs et de ses créanciers eût pleinement légitimée. Il n’en avait point ; mais je crois qu’il mit longtemps à dompter ses justes ressentimens. « De toutes les passions, a-t-il dit, le désir de la vengeance est la plus difficile à vaincre. » Sa bonté naturelle et sa fierté et aussi son humilité chrétienne y parvinrent. Il surveillait les travaux de ses champs ; il cultivait ses arbres fruitiers et ses fleurs. Souvent assis au bord de la mer, il causait avec les Sauvages dont les barques, en remontant à Québec, s’arrêtaient sur sa grève. Il était l’ami de ses paysans qui, de tout temps, l’avaient aimé. Lorsque la tenure seigneuriale fut abolie, les marguilliers de la paroisse décidèrent qu’on ne tiendrait pas compte de l’acte du Parlement et qu’il jouirait jusqu’à sa mort du banc seigneurial.

L’hiver le ramenait à Québec, et les hivers ne semblaient point mordre sur l’aimable vieillard. On le rencontrait dans les rues, un livre sous le bras, arrêté parfois comme si un souvenir le tirait par sa manche, ou dans la Bibliothèque provinciale, toujours studieux du passé. Son biographe, l’abbé Casgrain, disait que la vieille société revivait en lui, et que la nouvelle admirait ce parfait modèle des belles manières et des mœurs d’autrefois. Quand il publia son roman où, dit encore l’abbé Casgrain, « il n’y a presque pas une ligne qui n’ait sa réalité dans la vie de notre peuple, » tout le Canada français se retourna à cette voix si intimement nationale. On lui fit des ovations dont l’écho l’accompagna jusqu’au seuil de la tombe. A son lit de mort, où il endura de pires souffrances qu’un Indien au poteau, entouré de ses trois filles qu’il appelait ses trois Grâces, des vers d’Horace souriaient sur ses lèvres crispées : Eheu, fugaces, Posthume, Posthume !… avant qu’il exhalât son dernier souffle dans une dernière prière. Il était bien resté du pays des magistrats humanistes et de ces chrétiens qui entendent encore bourdonner les abeilles de l’Hymette lorsqu’ils touchent au pied du Calvaire.


Promenons-nous dans ses souvenirs, comme nous le ferions sur des arpens de forêt vierge qu’un vieux gentilhomme de chez nous aurait aménagés en parc à la française. Le voisinage d’une nature libre, farouche, qui s’ouvre à toutes les aventures et qui recèle encore tant de vie sauvage, leur communique une