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serais volontiers figuré que cet homme était un espion, qui venait nous donner une fausse alerte pour tirer les vers du nez, et je répétais avec Mme Salvage : « Comment ! on n’a rien fait pour le sauver ! Mais c’est un guet-apens, un piège qu’on lui a tendu pour le perdre !… » J’allai de temps en temps au salon retrouver M. Rugger, qui y était seul et voulait partir, tout en offrant ses services. Je montai le dire à la Reine, en ajoutant que, si elle voulait envoyer un homme sûr à Strasbourg, personne ne passerait mieux que quelqu’un de la maison du prince de Furstenberg. La Reine approuva mon idée ; j’écrivis à Laure, et elle au général Voirol et au Roi. M. Rugger écrivait à son prince pour le prévenir de son absence, et j’allais lui coudre ma lettre dans sa cravate, lorsqu’on me dit que Georges Heyrvang, le cuisinier qui nous avait quittés, il y avait quelques semaines, arrivait de Strasbourg pour apprendre à la Reine l’arrestation de son fils. Il apportait le Journal du Bas-Rhin, où l’événement et l’arrestation des prisonniers pris à Fikmatt[1] étaient rapportés. Plus de doute, le malheur était certain, et cette feuille circulait de mains en mains. Rousseau, Elisa étouffaient en sanglots. J’étais froide et calme, courageuse et résignée. La Reine remercia M. Rugger et décida que ce serait le cuisinier qui porterait les lettres. Rousseau venait presser pour le faire partir, lorsque la Reine, qui nous les faisait lire pour savoir si elles étaient bien, me dit : « Mademoiselle Masuyer, allez les porter. Partez, et ajoutez à ma lettre au général Voirol tout ce que vous croirez devoir le toucher. J’ai écrit pour qu’il puisse montrer et envoyer ma lettre ; mais qu’il sauve mon fils ! Un ancien général de l’Empire ne peut vouloir verser le sang d’un neveu de l’Empereur. Allez, sauvez-le à tout prix. Peut-être rendrait-il un service au Roi en le laissant évader. » — « Il n’y a qu’une évasion qui puisse le sauver, disait Mme Salvage, et, avec de l’argent, on peut tout : trente, quarante, cent mille francs, donnez, promettez tout, mais sauvez-le !… » Je lui laissai l’adresse de Sabine pour m’adresser des effets de banque, et, en trois minutes, je partis, prenant à peine un sac de nuit et le temps de me vêtir chaudement. Je descendis à pied la montagne pour aller prendre à Maunbach le petit bateau qui me transportait à Radofzel. M. Rugger et Félix,

  1. Caserne de Strasbourg.