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lire un télégramme officiel du général Joffre donnant quelques détails sur la retraite mouvementée des Allemands vers le Nord, et mentionnant la capture d’une grande quantité de matériel et d’hommes. Aussi éprouvâmes-nous un grand enthousiasme.

A Viterne où nous arrivâmes à la nuit, impossible de trouver de quoi nous coucher ; je bondis alors chez le curé à qui j’exposai notre situation…, et il me procura une quinzaine de lits, préparés pour des malades et inutilisés… J’étais bien sûr que là, je ne m’adresserais pas en vain… et, de ce moment, mes camarades me tinrent pour un débrouillard de premier ordre… Il n’en faut pas plus pour se tailler une réputation !

Je faisais équipe avec quelques bons « poilus » que j’avais choisis pour leur bonne camaraderie. C’était le brigadier H…, un grand au parler gras, toujours gai et très amusant avec ses grosses plaisanteries ; F…, de la classe 13, un quasi-apache parisien, sachant et pratiquant tous les métiers ; je l’avais connu, étant de garde en faisant travailler les prisonniers, dont il était toujours ; il n’avait pas eu à se plaindre de moi, et m’avait pris en amitié ; j’aimais bien lui faire raconter des histoires à cause de ses expressions inattendues, débitées d’un air tour à tour blagueur ou ému ; B…, un conducteur très soigneux de ses chevaux ; P…, un camarade de classe ; R…, cuisinier de profession, à qui était, naturellement, confiée la responsabilité de « la cuistance, » et qui s’en acquittait parfaitement, mais en se faisant valoir, comme tous les artistes de son espèce. Il n’y a pas, au régiment, d’être plus despote et moins accommodant que le cuisinier, car il se rend compte de son importance. Comme il est difficile à remplacer, tous, y compris les gradés, font devant lui les petits garçons… R…, toujours grognon, nous foudroyant à tout propos de la menace de sa démission imminente, était bien dans son rôle ; nous avions, pour lui, les plus viles complaisances, car il nous faisait de vraies friandises, qui lui valaient toutes les indulgences.

Cependant, il y avait des exceptions. Nous étions un jour dans un cantonnement particulièrement sale : maisons mal tenues, fumier devant la porte, désordre partout. Dans un tel décor, notre cuisinier se crut autorisé à arborer une tenue un peu plus fantaisiste que de coutume, le pantalon de treillis maculé de taches et de boue remplaçant la culotte, et le cou