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De la même façon encore on entend bien que la pudeur naturelle des femmes russes n’avait guère de quoi émouvoir une population accoutumée, de tout temps, à considérer la race entière des Slaves comme une portion inférieure de l’humanité. Le martyrologe des baigneurs russes « surpris par la guerre en territoire allemand, » est tout semé d’épisodes tels que le suivant, — dont la parfaite authenticité nous est confirmée, dans le livre de M. Rezanof par une demi-douzaine de témoins dignes de foi :


Un matin, la charmante jeune fille d’un banquier de Petrograd, M. P…, qui voyageait en compagnie de son père, avait quitté momentanément celui-ci pour aller se recoiffer dans un lavabo formant une petite cabine close, à l’une des extrémités du wagon. Elle commençait à peine sa toilette, lorsque deux officiers allemands, ayant enfoncé la porte du lavabo et s’étant approchés d’elle le revolver au poing, se sont mis à lui prodiguer leurs ignobles caresses. Les cris épouvantés de la pauvre enfant ont fait accourir son père : mais en vain M. P… a imploré la pitié des agresseurs de sa fille. Et bientôt, — la porte du lavabo étant restée ouverte, — tout le wagon a su que des officiers étaient en train d’outrager une faible jeune fille sous les yeux de son père, également sans défense. Deux de nos compatriotes qui, malgré toute la rigueur des fouilles déjà subies, étaient parvenus à conserver des couteaux de poche, se sont élancés vers l’endroit d’où ils entendaient sortir des appels au secours. Mais le passage leur a été barré par des femmes russes qui, à genoux devant eux, les suppliaient de ne pas exposer le convoi tout entier à une mort trop certaine, en provoquant les officiers avec leurs couteaux : car maints exemples précédens leur avaient enseigné de quel prix les Allemands étaient résolus à leur faire payer la moindre tentative d’insubordination. Depuis ce jour, Mlle P… est devenue folle. Son père, qui est encore dans toute la force de l’âge, a vu ses cheveux blanchir subitement, sous l’effet de cette demi-heure d’angoisse tragique.


Quelques jours après la rédaction du témoignage que je viens de citer, un médecin aliéniste racontait à l’éminent écrivain russe M. Nemirovitch-Danchenko qu’il avait reçu la visite d’un banquier dont la fille avait perdu la raison, et qui risquait bien de la perdre à son tour. « Le malheureux a eu l’atroce douleur de devoir assister à la manière dont deux officiers allemands avaient profané l’innocence de son enfant, âgée de quinze ans. » D’autre part, sept voyageurs russes, dans une « lettre ouverte » adressée à l’ambassadeur de Suède à Petrograd, affirment avoir été témoins d’une tragédie plus « atroce » encore. « Dans une station voisine de Dantzig, le 3 août, un lieutenant ivre a fait sortir du wagon une fillette