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diverses étapes de la même « odyssée. » Si bien qu’avant de résumer ici la narration de Mme Danilof, plus détaillée que celle du professeur Sousiof et d’une couleur plus vivante, je puis garantir au lecteur français qu’il n’y a pas dans cette narration un seul trait quelque peu caractéristique dont je n’aie découvert une autre mention, plus ou moins explicite, à d’autres pages du livre de M. Rezanof.

Tout de même que le professeur Sousiof, Mme Danilof séjournait en Suisse au moment de la déclaration de guerre, et a eu la malheureuse idée de se fier à des avis officiels allemands qui promettaient aux touristes russes un libre et commode passage à travers l’Allemagne. Dès le premier soir, nos deux narrateurs et une centaine d’autres compatriotes qui se rendaient avec eux de Bâle à Berlin ont été forcés de descendre de leurs wagons à la station de Ludwigshafen, et d’aller à pied jusqu’à celle de Mannheim. Le bruit avait couru que des « espions » russes se proposaient de faire sauter le pont de Mannheim : d’où ces quelques kilomètres de marche imposés aux voyageurs russes, pour les empêcher de passer sur le pont. Telle fut, du moins, l’explication brutalement grommelée à Mme Danilof par les soldats préposés à la surveillance de l’étrange cortège. « Les supplications des femmes fatiguées ou malades, demandant que l’on ralentit le pas, ne servaient de rien. Toute personne qui s’écartait un peu de l’alignement recevait aussitôt un vigoureux coup de crosse. Et sans cesse nous rencontrions des groupes enragés, qui nous couvraient d’injures et menaçaient de se jeter sur nous. »

A Berlin, la gare de Friedrichstrasse et toutes les rues voisines retentissaient des cris de : « Mort aux Russes ! » Mme Danilof, — dont j’ai oublié d’ajouter qu’elle voyageait avec un petit garçon de quatre ans, — a vainement essayé d’acheter quelques provisions de route. « Nous n’avons rien ici pour les Russes ! » lui répondaient, — stoïquement, — les boutiquiers berlinois. Les heures d’attente sur le quai de la gare, avant la formation du train pour Alexandrowo, sont restées dans le souvenir de tous les voyageurs comme un cauchemar à peine croyable : d’une minute à l’autre, chacun de ces milliers d’infortunés avait la perspective d’être livré en pâture à la foule immense qui se démenait et hurlait autour d’eux. Nul moyen de faire inscrire ses bagages : personne, depuis même la veille