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tenterait en vain d’opposer les ressources les plus solides du raisonnement-ou de l’expérience. Du jour au lendemain, l’opinion allemande s’est mise à croire d’abord unanimement, sans l’ombre d’un doute, que c’était la Russie qui avait voulu, prémédité, et déclaré la guerre : sauf pour elle à devoir admettre avec une certitude égale, quelques jours plus tard, que la Russie elle-même n’avait été, au fond, qu’un instrument inconscient et docile entre les mains diaboliques de la « perfide Albion. » Et pareillement aussi, dès le premier instant, à cette image d’une Russie déchaînant sur l’innocente et pacifique Allemagne les horreurs de la guerre s’est venue joindre, dans toute cervelle allemande, une autre image qui représentait tout Russe comme étant un « espion. » Quelques heures avaient suffi pour rendre dorénavant synonymes, aux yeux de l’Allemagne, les mots de « baigneur russe » et le mot d’ « espion. » Ayant lu dans les journaux que la Russie avait eu, de tout temps, l’habitude d’employer à son service une foule d’agens secrets exceptionnellement pervers et redoutables, les Allemands s’étaient hâtés d’en conclure que ces mystérieux « agens » devaient être les baigneurs (et baigneuses) qu’ils voyaient dépenser si follement leurs roubles dans les boutiques et les restaurans de leurs villes d’eaux. Tous les témoignages cités par M. Rezanof concordent sur ce point ; et nous y découvrons même que souvent, pour le bourgeois allemand le plus « positif, » l’ « espion » imaginaire se double encore de l’un de ces fantastiques conspirateurs « nihilistes » dont la figure a occupé infatigablement, depuis un demi-siècle, l’invention des auteurs de romans-feuilletons. Non seulement les femmes des voyageurs russes, les jeunes filles, les enfans sont soumis, plusieurs fois par jour, à des fouilles d’une indiscrétion et d’une grossièreté monstrueuses ; mais c’est assez, par exemple, qu’un vieillard épuisé jette à terre sa valise, pendant une de ces marches de quinze ou vingt kilomètres que l’on inflige inutilement à des centaines d’infortunés baigneurs, entre deux prisons, pour qu’aussitôt le soupçon d’un « attentat » vaille à cet « espion »-là d’être fusillé.

Les deux convictions que j’ai dites nous expliquent, au moins en partie, l’attitude du public et des autorités d’outre-Rhin envers les nombreux milliers de Russes surpris par la déclaration de guerre en territoire allemand. A côté des « agens provocateurs » et des « pêcheurs en eau trouble »