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LE SENS DE LA MORT.


tomber leurs bombes sur Paris, j’éprouvai, à travers la révolte et riiorreur, comme une sensation d’apaisement. Le danger était certes insignifiant, mais c’était un danger, et il me semblait que je communiais avec la bataille, rien qu’en entendant une seconde cet éclatement des bombes que nos héroïques soldats entendent tout le jour. Et puis, je me raisonne. Je dis que ces soldats sont héroïques. Pourquoi ? Parce qu’ils sacrifient bravement leur vie. A quoi ? A leur devoir. Mais qu’est-ce que leur devoir ? L’obéissance à la loi. Je creuse cette idée. Pour un savant, qu’est-ce qu’une loi ? Une succession constante et nécessaire entre deux faits. Si Ortègue était encore de ce monde, il me donnerait, lui, une définition bien simple de l’héroïsme : « Un fait étant posé : le péril ; un autre groupe de faits étant posés : tel tempérament, telle hérédité, telle éducation, — ce tempérament, cette hérédité, cette éducation, sécréteront du courage, et tel autre tempérament, telle autre hérédité, telle autre éducation, de la lâcheté, comme un estomac sécrète du suc gastrique, un foie de la bile en présence de telle ou telle substance. » Je t’écouterais. Je n’oserais pas répondre. Je n’en penserais pas moins que les phénomènes psychiques sont plus complexes que ne l’admettent de pareilles explications. Nous ne jugeons pas un estomac qui sécrète ou non du suc gastrique, un foie qui sécrète ou non de la bile. Nous jugeons le soldat qui montre du courage et celui qui montre de la lâcheté. Nous ne constatons pas seulement son acte, nous le qualifions. Nous éprouvons de l’estime, de l’enthousiasme pour l’un, du mépris pour l’autre. Pourquoi encore ? Parce que cet acte n’est pas nécessaire, parce qu’il n’est pas constant. Il est obligatoire. C’est la différence entre les lois qui régissent nos énergies volontaires, et les lois qui régissent nos énergies physiologiques. Je creuse encore cette idée. L’obligation a sa limite, qui est la limite même de nos facultés. Aucun ordre d’aucun chef ne peut obliger des soldats à marcher sur la mer. Pourquoi ? Parce qu’ils ne le peuvent pas. Notre puissance nous mesure donc notre devoir. Moi, par exemple, je ne pouvais pas être médecin dans une ambulance du front, à cause de mon infirmité. Je n’ai pas à me reprocher de ne pas l’être. J’ai travaillé de mon mieux dans cet hù[)ilal. J’ai adapté mes facultés à cette guerre. N’ai-jc pas rempli tout mon devoir ?