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elle-même, — sous l’effet d’un « enchantement » un peu pareil à celui du tisserand Bottom dans le Songe d’une Nuit d’été, — d’échanger soudain sa modestie séculaire en un « morbide accès de mégalomanie. » L’Europe avait beau ignorer ce que nous a révélé indiscutablement la conduite de nos ennemis depuis tout près d’une année, c’est-à-dire à quel point la fameuse « culture » de ce peuple était superficielle, recouvrant d’une couche bien ténue et fragile un fond de « barbarie » décidément « incivilisable » : de tout temps elle se refusait à placer l’Allemagne au rang des « grandes nations de l’histoire, » tout au moins sous le rapport de l’esprit et des arts. Un instinct irréfléchi lui défendait d’associer, dans son estime, la peinture, la littérature, les mœurs allemandes à celles des quatre ou cinq grandes races dont la civilisation lui paraissait avoir atteint un niveau supérieur de maturité créatrice.

Et je persiste à croire que cet instinct de l’Europe ne l’avait point trompée. Le livre nouveau de M. Paterson et de ses collaborateurs m’ayant procuré l’occasion de revoir les principales étapes de l’évolution historique de la pensée et de l’art allemands, j’ai été frappé, une fois encore, de ce que cette évolution avait eu d’incomplet, d’inégal, de soumis à des alternatives perpétuelles de rajeunissement et de déclin, sans qu’il lui fût permis jamais de produire des fruits manifestement mûrs. Toujours, au cours des siècles, l’Allemagne a souffert du contraste entre les deux tendances de ses yeux et de ses oreilles. Aussi bien en philosophie qu’en littérature et dans les arts plastiques, il y a eu chez elle deux mouvemens contraires, dont l’un la poussait à créer, pour ainsi, dire, « suivant l’esprit de la musique, » tandis que l’autre la rejetait vers un réalisme prosaïque et grossier. Que l’on confronte, par exemple, les « courbes » étrangement heurtées de sa pensée philosophique avec celles de la philosophie anglaise, ou même de la nôtre ! Pendant un demi-siècle, de Kant à Hegel et à Schopenhauer, la voilà qui tend de plus en plus à éloigner du sol l’édifice, tout poétique et quasiment « orchestral, » de sa spéculation ; la voilà qui s’ingénie à bâtir des systèmes de plus en plus inutiles, — s’il est vrai qu’aucune philosophie puisse jamais posséder un élément quelconque d’utilité pratique, — mais qui, du moins, nous touchent par la grandeur de leurs formes et l’ingénieuse richesse de leurs combinaisons ! Pendant un demi-siècle la philosophie allemande s’obstine à créer exclusivement « suivant l’esprit de la musique, » — tout de même qu’avait fait jadis, pendant une trentaine d’années, la peinture des maîtres de l’école de Cologne, et tout de même que l’avaient voulu