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le faisons souvent dans notre habituelle et désolante manie de nous dénigrer nous-même, que les Allemands ont été à cet égard nos maîtres et nos initiateurs ; et que nous n’avons fait que suivre les sentiers déjà battus par eux. À ce point de vue comme à beaucoup d’autres, les circonstances ont été pour nous comme pour les Allemands les seuls guides et ce sont elles qui nous ont, comme à eux, imposé par la force même des choses la conduite du feu des batteries par téléphone et à distance.

C’est maintenant l’heure de la soupe que je partage, de par mes humbles galons de brigadier, avec les agens de liaison, trompettes et sous-officiers de l’état-major du régiment. Que de bonnes heures j’ai passées avec ces braves gens, pour la plupart des paysans, où se trouve égaré un notable industriel raffiné et bon enfant ! A table, — si on peut appeler ainsi la planche posée sur deux grosses pierres où s’étale magnifiquement notre pitance, — c’est une gaieté simple et de bon aloi, de joyeuses plaisanteries qui ne fatiguent pas les méninges et qui me changent agréablement des tables mondaines où la nécessité d’être averti, spirituel, « bien parisien, » digne de sa réputation, vous cause une petite contraction continue du cerveau tout à fait funeste au bon accomplissement des fonctions stomacales. C’est peut-être pour cela, après tout, que tant de Parisiens sont dyspeptiques. Qu’ils essayent donc du système qui consiste à ne pas « faire le malin » à table, et à y être un peu bête, ce qui est parfois très reposant, et je suis sûr que leur digestion s’améliorera comme fait la mienne au milieu de ces braves camarades dénués de toute espèce de parisianisme, de raffinement et de rosserie.

A table, on a transposé gaîment, pour le plus grand bien du service, les diverses fonctions des servans des canons. Il y a les « pourvoyeurs » qui assurent le ravitaillement de la table en munitions carnées, légumineuses et même, — eh ! oui, — fruitées. Il y a le « déboucheur, » qui a débouché les mystérieux flacons pleins de rubis bourguignon ou simplement méridional, que des mains magiques trouvent toujours moyen de faire surgir dans les lieux les plus déserts. Quant à la chère, la viande surtout, malgré les noms irrévérencieux de « barbaque » ou de « tire-fiacre » dont l’argot canonnier la décore, elle est toujours exquise. Sur dix Français pris au hasard, on en trouvera toujours six qui, du jour au lendemain, sans préparation spéciale, et